Robert Fournier: Une évolution probable de la communication humaine. Un documentaire. ©2017

Avant-Propos

Internet peut s’avérer une source intéressante d’inspiration si par chance ou autrement, on clique sur les bons liens. Récemment, en examinant les fils de presse proposés par les actualités de iGoogle, je suis tombé sur le titre suivant du Nouvel Observateur (201211): “Bientôt ordinateurs et téléphones pourront lire les pensées”. Selon la dépêche, “Le géant américain de l’informatique IBM prédit d’ici à 2017 l’avènement de machines capables de lire les pensées et même de reconnaître l’auteur de ces pensées”. “Les chercheurs d’IBM font partie de ceux qui étudient la façon de relier votre cerveau à vos appareils électroniques, que ce soit votre ordinateur ou votre smartphone”, explique encore IBM dans l’hyperlien de référence du 19 décembre 2011.

«Enfin!», me suis-je entendu songer exclamativement, «il était temps!»

J’ai commencé à écrire la première version de ce livre au milieu des années ’90, à un moment où je développais des cours de linguistique et de communication humaine et animale, verbale et non verbale, pour toutes sortes de clientèles, surtout universitaires, à l’Université de Sherbrooke et à l’UQÀM et plus tard à Carleton University, jeunes étudiants-étudiantes inscrits à un bacc. en orthopédagogie, enseignement, linguistique, French Studies, etc. Je m’étais graduellement pris d’intérêt pour deux sujets de cours très différents, Introduction au fonctionnement du langage et Syntaxe générative, le premier me donnant le loisir d’exposer aux étudiants de 1ère année le fonctionnement de la communication humaine et des articulateurs vocaux en particulier, et le second d’exposer un modèle de grammaire répondant à la faculté du langage tel que développé par Noam Chomsky.

Je fréquentais à cette époque une amie, MFD, qui possédait, me semble-t-il, des facultés de clairvoyance extraordinaires, une théorie de l’esprit développée, et une capacité à lire dans mes pensées. Nous avions l’habitude de discuter longuement jusque tard dans la nuit de nombreux sujets philosophiques et religieux, mais aussi de communication humaine, les deux premiers ses préférés, le dernier le mien. À cette époque, bien avant même que le concept existe et la technologie qui y est associée, je rêvais d’un Wi-Fi mondial, sans restriction ni mot de passe, non sous une forme technologique, mais cérébrale. Je rêvais aussi d’un système de langage humain universel, non à la manière de l’esperanto, langue construite artificiellement par Zamenhoff à la fin du 19e siècle, ni du volapük de Schleyer qui l’avait précédé un peu à la même époque, ou autres tentatives du genre (p. ex. l’Idiom neutral de Rosenberger), mais d’une langue, en fait d’un langage, mais plus encore d’un moyen de communication universel. N’y aurait-il pas moyen pour l’espèce humaine de communiquer universellement par-delà les barrières des très nombreuses langues, mais aussi par-delà les barrières des articulateurs vocaux ou gestuels? Bien sûr que oui, croyais-je, et cela ne devrait pas trop tarder à se produire, c’était mon anticipation. Mais attention: à l’échelle de l’Humanité, bientôt peut vouloir dire quelques siècles, ou même des millénaires…

Je me remets à cet ouvrage aujourd’hui, environ 20 ans plus tard, parce que d’abord cette idée ne m’a jamais quitté, et que quasiment chaque jour depuis que j’ai laissé ce manuscrit inachevé je vois se réaliser ou s’annoncer ce que j’anticipais déjà à ce moment. J’avais mis fin brutalement à la rédaction de cet essai suite à un accident vasculaire cérébral (AVC), au retour d’une traversée de l’Atlantique à la voile. Cérébrolésé à l’hémisphère droit, caillot au sylvien, dysarthrie; pas très indiqué pour un linguiste! Suicide intellectuel, avait diagnostiqué mon ami poète et psychiatre JDR. Ce sera donc ma seconde tentative, que je souhaite rater elle aussi, en espérant de m’en sortir vivant, encore une fois. Je ne connaissais rien au sylvien droit à l’époque; guère plus aujourd’hui pour être tout à fait honnête. De mes cours en psycholinguistique au bacc., je n’ai retenu que les noms de Broca et Wernicke associés à des aires du cerveau impliquées dans la production et la perception langagière.

En exergue à un site internet que j’avais bricolé autour de 1990, j’écrivais ceci:

«La communication sans fil a devancé de plusieurs millénaires la simple invention du fil».

Énoncé tout simple en apparence, qu’il m’arrive encore parfois de soumettre à la réflexion de mes étudiants, eux tous maintenant équipés quand ils se présentent en classe de Black Berry et d’iPhone derniers cris, appareils dits intelligents, et qui n’ont probablement jamais vu de leur vie, sauf au cinéma, un téléphone relié à un mur par un fil. Quand j’ai commencé à enseigner à l’Université de Sherbrooke, début ’80, j’avais à peu près le même âge que mes étudiants, nous pouvions parler des mêmes choses sans trop d’écart culturel; aujourd’hui mes étudiants ont le même âge que ceux que j’ai connus en ’80, et j’ai vieilli de plus de 30 ans. Un abîme cultuel et technologique sans fonds!

Depuis les années ’70 et même un peu avant déjà pour certains, les adresses électroniques, qui ont existé avant Internet, comme moyen de communication entre utilisateurs d’ordinateurs à exploitation partagée[1], ont commencé à se multiplier pour transmettre des informations et des communications par emails[2]; elles sont devenues une véritable épidémie: qui n’a pas aujourd’hui 2 ou 3 é-adresses différentes? Communication à distance et rapidité. Pour la distance, aucune limite inférieure ou supérieure; la rapidité: effarente! On peut s’expédier à soi-même un email et le recevoir aussitôt envoyé, ou en expédier un autre à très longue distance physique et notre destinataire le recevra quasi-instanténament. La rapidité de la transmission n’a cessé d’augmenter, en quelques milli-secondes un email fait aisément le tour de la planète. On est de plus en plus branchés, et paradoxalement on l’est de moins en moins, progression des réseaux Wi-Fi aidant. À quand un Wi-Fi mondial? Ça viendra!

Ère de révolution technologique, certes! Progression dans la communication universelle humaine, très peu! De ce point de vue, nous fréquentons encore l’âge de pierre. Mais peut-être plus pour très longtemps encore, il faut le souhaiter.

Parmi les livres les plus captivants que j’ai lus au cours des 30 dernières années, il y a, par ordre chronologique, (1) celui de Derek Bickerton (1981), Roots of Language[3] ,où l’auteur développe les prémices de son Language Bioprogram Hypothesis[4] pour expliquer la genèse des langues créoles; (2) celui de Steven Pinker (1994), Language Instinct: How the Mind Creates Language [5]; (3) L’Oiseau Schizophone de Frankétienne (1993)[6], véritable révolution dans le langage littéraire; et (4) celui de Pius Adesanmi (2010) You’re not a Country, Africa[7]. Ces quatre ouvrages ont ceci de commun qu’ils ont tous à voir avec le langage, mais de manière bien sûr différente et parfois indirecte. Le premier m’a fait changer ma perpective sur la genèse des créoles et l’orientation définitive de ma thèse de doctorat[8], non pas que j’étais d’accord avec son hypothèse, mais qu’au contraire j’y ai vu matière à démolition. Le second m’a fait passer plusieurs nuits blanches à Aix-en-Provence à l’occasion d’une demi-année sabbatique en 1998, où j’avais dû littéralement me casser en quatre pour expédier en moins d’une semaine à Odile Jacob la traduction en français de l’un des chapitres à la demande de l’éditeur; je n’ai jamais obtenu le contrat de traduction, et j’ai toujours soupçonné que mon extrait avait été plagié[9]. Pinker n’a rien écrit de très original, mais est un très bon communicateur: à mon sens, il n’a fait que reprendre les idées de Noam Chomsky pour les vulgariser de façon plutôt amusante et très captivante pour le grand public non linguiste. L’Oiseau Schizophone de Frankétienne est une oeuvre vraiment extraordinaire, à défaut dans l’immédiat d’un meilleur qualificatif. J’en ai été l’un des tout premiers lecteurs, de l’aveu de Frankétienne lui-même[10] que j’ai visité plusieurs fois chez-lui à Port-au-Prince (Haïti). Glossolalique et polyphonique, voilà qui la qualiferaient mieux; dérangeante par sa puissance évocatrice, divinatoire, anticipative d’événements et de personnages troublants. Enfin, le magnifique travail de Pius Adesanmi[11] m’a captivé par sa prose débridée très personnelle, une oralité où se croisent s’entrecroisent éléments biographiques personnels et analyses socio-politiques fines et tranchantes. J’ajouterai à cette courte liste l’ouvrage fascinant de Yuval Noah Harari (2014) Sapiens. A brief history of Humankind[12], dont le point de vue sur les grandes questions de l’histoire moderne est particulièrement inspirant.

L’un des effets colatéraux de ma convalescence post-AVC est tout ce que j’ai pu lire en dehors de mon “domaine battu”: les travaux de Elisabeth Kübler-Ross, et de Raymond Moody, sur les NDE (near-death experience); une panoplie de livres sur la communication avec les anges, et avec les esprits; relecture d’évangiles, selon Saint-Jean en particulier; d’autres sur le mythe de la Tour de Babel, et enfin plusieurs sur la communication non verbale chez les entendants et non-entendants (“sourds-muets”). C’est à ce moment que m’était venue l’idée de cette phrase en exergue à mon site web. Si les gens (mes étudiants ou d’autres) s’émerveillent aujourd’hui des avancées technologiques qui nous permettent de communiquer sans fil, il est bon de leur faire remarquer deux petites choses toutes simples très souvent oubliées: l’Humanité a de tous temps communiqué sans fil, et ce bien avant l’invention du fil (le “canal” technologique); malgré l’absence de fil, il y a toujours ce petit appareil qu’il faut porter à l’oreille pour parler à une autre personne, ce même appareil qui nous permet de “sms-er” (on dit usuellement “texter”) aux copains en tapotant du bout des pouces. Dans les deux premiers cas, il s’agit de communication verbale; dans le dernier, qui ne m’intéresse pas, il s’agit de communication écrite. Or, avec ou sans fil, en communication verbale, il y a toujours les articulateurs vocaux qui sont à l’oeuvre. De cela, l’Humanité pourrait bientôt s’affranchir. C’est l’idée de ce livre.

Ce travail est un essai de futurologie linguistique. Il ne s’agit pas cependant de fiction, et encore moins de science-fiction; je serais incapable d’en écrire même si à l’occasion j’adore en lire; mes préférées ont été les oeuvres d’Isaac Asimov en robotique et en psychohistoire, et Dune la saga de Frank Herbert. Il n’existe pas de science de la futurologie linguistique. Ce que vous avez entre les mains se qualifierait mieux comme un essai en sciences du langage, et plus généralement en sciences cognitives.

[1] http://fr.wikipedia.org/wiki/Courrier_électronique (251211)

[2] Le terme courriel est de plus en plus en usage dans la francophonie; je n’arrive pas à m’y faire: traumatisme de mes 39 mois passés dans la galère normative de l’OQLF, mi-’80.

[3] Ann Arbor: Karoma Publishers.

[4] Développée de manière plus technique et précise dans Bickerton, Derek, (1984). The language bioprogram hypothesis, in: Behavioral and Brain Sciences, 7, 173-221.

[5] New York: W. Morrow.

[6] Port-au-Prince : Ed. des Antilles, 1993; Paris : Jean-Michel Place, 1998.

[7] Sous-titre: A Personal History of the African Present. Johannesburg : Penguin Books (South Africa).

[8] Le bioprogramme et les français créoles, Thèse de doctorat, Université de Sherbrooke, 1987.

[9] La traduction en français est parue chez Odile Jacob en 1999, sous le titre L’instinct du langage.

[10] Comme j’ai dû être un des rares lecteurs, toujours de l’aveu de Frankétienne, quelques années plus tôt de son Adjanoumelezo (1987), oeuvre entièrement écrite en créole haïtien, et qui annonçait déjà ce qu’on allait trouver dans L’Oiseau Schizophone.

[11] Récipiendaire du Inaugural Penguin Prize for African Writing in the non-fiction category, 2010.

[12] Londres: Random House, chez Harvill Secker.