Robert Fournier: Une évolution probable de la communication humaine. Un documentaire. ©2017

Chapitre cinq

L’humanité se céphalise[1]

“Suis-je mort?” lui demanda-t-il au fantôme sans prononcer un mot. Les mots n’étaient pas nécessaires. Il n’y avait de toute façon plus de lèvres pour les former.[2]

Le problème linguistique

La communication entre humains nous impose de résoudre plusieurs problèmes de divers ordres. Il y a globalement le défi de véhiculer un message qui soit cohérent, qui tienne compte de la situation d’énonciation, qui soit le plus précis possible, et qui évite autant que faire se peut toutes formes d’ambiguïtés. Ce message doit être transmis d’un individu à un autre, c’est-à-dire d’un émetteur à un seul ou à plusieurs récepteurs, et doit être encodé dans une forme compréhensible à toutes les parties mises en relation.

Un arbre

Devant une assemblée attentive d’étudiants de tous horizons culturels et linguistiques inscrits à l’université à un cours d’introduction au fonctionnement du langage, donné en français, l’instructeur lance la phrase suivante, avec un fort accent d’insistance sur l’adjectif:

  • « Il y a un arbre magnifique dans mon jardin. »

Rétroaction spontanée de quelques étudiants:

  • « O misyé, ou gõw manyifik pye-bwa nan ʒadẽ-ou-a ! »
  • « Oh signore, c’è un magnifico albero nel suo giardino ! »
  • « Oh Señor, hay un maravilloso arbol en su jardín ! »
  • « Oh Sir, you have a wonderful tree in your garden ! »
  • etc.

Devant cet intérêt manifeste, et peu habituel, l’instructeur demande à toute la classe de donner une description détaillée, en français, de cet arbre, et aussi, d’en faire une illustration. Ravis, sauf quelques étudiants qui n’ont rien compris comme il s’en trouve toujours, la majorité des étudiants se lancent sur leur tablette électronique, pour entreprendre de faire un portrait écrit, et une illustration, de l’arbre évoqué par l’instructeur. Après quelques minutes de cet exercice, l’instructeur demande à quelques étudiants de livrer oralement à la classe leur description écrite, et de projeter sur le grand écran l’illustration correspondante. Un premier étudiant décrit un arbre de large dimension, un tronc énorme, des branches imposantes, couvertes d’un riche feuillage vert; l’illustration donne tout lieu de croire qu’il s’agit d’un chêne somptueux, comme on en trouve encore quelques-uns dans les forêts canadiennes. Un second décrit un arbre fin et plutôt élancé, qui se révèle être un peuplier blanc. Un troisième décrit un arbre de taille moyenne aux branches flexibles affichant un port retombant; son illustration montre qu’il s’agit bien d’un saule pleureur. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’instructeur mette fin à l’exercice, sans qu’aucun étudiant n’ait pu décrire ni illustrer précisément l’arbre auquel il faisait référence. Si l’instructeur avait pu projeter un hologramme tridimensionnel au milieu de la salle, les étudiants auraient tout de suite reconnu le magnifique bonsaï, qui trône au centre du jardin de l’instructeur.

Nous avons dans cette scène plusieurs des ingrédients du problème linguistique que l’esprit humain doit résoudre s’il souhaite accéder à un nouveau mode de communication plus performant que celui que nous avons connu depuis déjà plusieurs milliers d’années.

Le linguiste suisse Ferdinand de Saussure a bien défini dans son Cours de linguistique générale (1906-1910)[3] le concept de signe linguistique, concept fondamental en sémiologie et en linguistique, mais aussi en analyse littéraire, en philosophie, et en psychanalyse lacanienne. Essentiellement, le signe linguistique se présente comme une unité d’expression du langage. Cette unité relie très étroitement deux faces: un concept, appelé signifié, et une image acoustique, appelée signifiant. Le lien entre ces deux faces est arbitraire, dans la mesure où rien, en français, n’oblige à associer le signifiant [arbr][4] au signifié “arbre”; il n’existe aucun rapport interne, ni lien naturel dans la réalité entre le concept “arbre” et la suite de sons [a-r-b-r], comme l’atteste la diversité des langues: ce concept peut être associé à des images acoustiques bien différentes selon les langues. Dans la scène de l’instructeur ci-dessus, le signifié “arbre” est représenté en créole haïtien par [pjebwa], en italien par [albero], en espagnol par [arbɔl], et en anglais par [tri:].

Par ailleurs, cette relation entre le signifiant et le signifié dans le signe linguistique est conventionnelle, dans la mesure où tous les locuteurs d’une communauté partageant la même langue l’acceptent et la reconnaissent dans leurs usages langagiers. Cette relation a été établie historiquement dans l’évolution de chacune de ces langues, mais le signe linguistique peut être modifié avec le temps. L’italien, l’espagnol, le français, et le créole haïtien qui est dérivé plus récemment du français, sont toutes des langues historiquement dérivées du latin, qui avait [arbor] comme signifiant pour le signifié “arbre”. L’évolution phonétique naturelle, dans des niches écolinguistiques différentes, a donné des formes résultantes différentes dans chacune de ces langues, comme mentionnées précédemment. Le [pjebwa] du créole haïtien est le résultat d’une création lexicale à partir de deux signifiants du français, [pje] pied et [bwa] bois pour représenter le concept “arbre”. Cette évolution n’a rien de bien particulier, si ce n’est dans la manière dont le français populaire a été transmis par les colons français et acquis par les esclaves africains implantés aux Antilles au cours du 17e siècle.

Il existe une dimension externe à cette relation entre signifiant et signifié dans le signe linguistique, qui est ce à quoi réfère le signe linguistique dans la réalité, c’est-à-dire la chose elle-même, qu’on appellera tout simplement le référent. Dans la scène évoquée plus haut, l’instructeur a une image mentale précise de cet “arbre magnifique” (le signifié) auquel il fait allusion (le référent), mais son unique option disponible, faute de mieux, est de transmettre ce signifié au moyen d’une suite linéaire de phonèmes, et dans un ordre bien précis: [a-r-b-r] (le signifiant). Le résultat, au-delà du fait que le mot arbre a une valeur générique qui peut tenir pour un très grand nombre d’éléments différents appartenant à cette catégorie, est que cette simple suite sonore entraîne immanquablement une interprétation pour le moins abstraite et ambiguë pour le destinataire qui n’a aucun moyen d’avoir accès au référent, à moins que lui soit présentée une photo dudit arbre, ou un hologramme. Et même si l’instructeur avait voulu être plus explicite, et donc moins ambigu sur la nature précise de ce référent, et qu’il avait plutôt lancé la phrase suivante: « Il y a un bonsaï magnifique dans mon jardin. », les étudiants n’auraient pas été davantage capables de se le représenter précisément.

L’ambiguïté est un phénomène courant dans la communication, et aucune langue ne peut garantir en être exempte. Cette ambiguïté est fréquemment lexicale, même si elle ne se limite pas à cette seule composante du système linguistique. Songeons en français, pour ne prendre que deux exemples, aux nombreux signifiés lexicaux et morphologiques (grammaticaux) correspondant au signifiant [sã] (sang, cent, c’en, s’en, sans, sent, sens), ou au signifiant [vɛr] (vers, ver(s), verre(s), vert(s), vair(s)), dont seule la prise en compte du contexte permet de lever l’ambiguïté.

Ainsi, dans la perspective de la conception du signe linguistique développée par Saussure, il est aisé d’observer que pour toutes les langues naturelles orales qu’a connues l’Humanité jusqu’à ce jour, ce sont des chaînes de signifiants sonores, acoustiques, qui permettent de transmettre le sens, la signification (le signifié) du monde extérieur (les référents), à partir du cerveau d’un émetteur au cerveau d’un ou plusieurs récepteur(s). Dans les langues signées, les signifiants ont pour support des gestes manuels, des expressions faciales et des mouvements du corps; le résultat est le même. Dans tous les cas, il s’agit de gestuel, comme nous l’avons vu au chapitre un.

Les réactions spontanées des étudiants à la phrase de l’instructeur, exprimées dans leur langue maternelle respective, montrent bien que la signification d’un message transmis par un émetteur dans un système linguistique particulier (ici, le français) peut être rapidement décodée par des récepteurs qui en ont une connaissance suffisante, qui en rétroaction sont capables de retransmettre le même message au moyen d’un support acoustique différent. C’est le cas ordinaire en traduction ou en interprétation simultanée.

En communication intrapersonnelle, c’est-à-dire quand on se parle à soi-même, sur le mode de la réflexion ou du dialogue intérieur, en-dehors de toute schizophrénie et au-delà de toute considération psychanalytique, le schéma classique de la communication ne tient plus: émetteur et récepteur ne forment qu’UN; et puisqu’ils occcupent le même espace cérébral, le problème du canal ne se pose pas, non plus que celui du code; le message est reçu à l’instant même où il est formulé; de plus les éléments référentiels au message sont connus, sans équivoque ni ambiguïté. Les signifiants, faces sonores des signes linguistiques, indispensables en communication interpersonnelle, deviennent ici totalement superflus: les signifiés circulent librement, sans support physique. Ainsi, pour l’individu multilingue, il n’y a aucune pertinence à songer à l’objet “arbre” au moyen des signifiants [arbr], [pye-bwa] [albero], [arbɔl], ou [tri:]. Il n’existe plus qu’une seule langue, celle des signifiés, la partie matérielle et gestuelle, sonore-acoustique, celle des signifiants, n’existe plus.

La même chose peut s’observer quand nous nous engageons dans un échange avec des êtres chers disparus, ou dans nos prières offertes à nos anges ou êtres divins.

Toute communication humaine est de fait une télé-communication, dans la mesure où on ne peut dissocier la notion de distance de l’objet même. Les seul cas d’exception que je peux envisager est lorsque je communique avec moi-même, en dialogue intérieur, ou avec mes anges et mes êtres chers disparus. Dans ces cas, ce sont peut-être bien aussi des mots que j’utilise, mais qui n’ont pas besoin d’être portés à distance par mes articulateurs vocaux; il s’agit en quelque sorte de signifiants abstraits à forme phonologique vide.

Résumons le problème.

Si je dis [arbr], ce n’est pas l’objet “arbre” en soit, i.e. le référent, – qui est transmis à partir des articulateurs de mon appareil phonatoire à l’appareil auditif de mon récepteur, de l’idée en somme d’un arbre bien précis porté par mon cerveau à l’idée d’un arbre qui est évoqué dans le cerveau de mon interlocuteur, – ce qui est transmis c’est l’information sonore (le signifiant) qui porte la signification (le signifié), les deux faces indisssociables du signe linguistique.

J’ai déjà souligné la même idée en téléportation quantique: ce ne sont pas les “objets” qui voyagent d’un endroit à un autre, mais l’information qui doit servir à reconstruire ces objets à l’identique.

Pareillement, il n’est pas impossible de croire qu’en télépathie les choses se passent autrement qu’à la manière de la téléportation quantique.

Dans le présent chapitre, je défends un scénario probable de l’évolution future de la communication humaine. Ce scénario entrevoit la fin utile des articulateurs vocaux comme mode physique de transmission de l’information, et son remplacement graduel par un mode de transmission de la pensée directement de cerveau à cerveau, sans l’intermédiaire d’un canal physique.

Il pouvait paraître utopique qu’un jour l’Humain débarquerait sur la lune, au moment de la parution du roman d’anticipation de Jules Verne De la Terre à la Lune, Trajet direct en 97 heures 20 minutes, paru en 1865. Pourtant, un peu plus de cent ans plus tard, le 21 juillet 1969, Neil Armstrong était le premier homme à y poser le pied, accomplissant ainsi ce petit pas pour l’homme, mais ce bond de géant pour l’Humanité, selon une formule devenue célèbre. Tout autant, nous sommes plusieurs, aujourd’hui, en cette 2e décennie du 21e siècle, à croire qu’un jour les humains pourront communiquer par la pensée. Ce jour est en préparation depuis longtemps et son avènement est sans doute imminent.

Je pose l’hypothèse que la communication de cerveau à cerveau, communément appellée télépathie pour faire plus court, a toujours existé, sous une forme réduite, mais qu’elle n’a été que peu ou pas exploitée par l’espèce humaine.

***

“Imaginons la race humaine comme s’il s’agissait d’un seul individu, proposa Ibn Rushd”[5]

L’une des utopies très attrayante qui circule depuis le début des années 1980, sur Internet et dans plusieurs publications pseudo-scientifiques à succès est celle de l’avènement d’un cerveau mondial[6]. C’est Peter Russell qui a forgé le concept global brain, et qui en a développé l’utopie, dans son livre à succès The Global Brain[7], paru la première fois en 1982. Au coeur de cette utopie, il y a l’observation préliminaire que l’interconnection entre les humains qui a débuté avec l’émergence du langage verbal, il y a plusieurs milliers d’années, a maintenant progressé à un point tel que l’information peut être transmise à quiconque et en tous lieux à la vitesse de la lumière. Des milliards de messages vont et viennent continuellement, sur une toile de communication de plus en plus vaste, reliant ensemble des milliards de cerveaux de l’humanité en un seul système.

Second point important de cette utopie, l’axiome suivant: nous pouvons noter que le nombre de cellules nerveuses qui composent le cerveau humain équivaut, très approximativement, au nombre de cerveaux humains existant sur la Planète. Il y aurait également plusieurs similarités dans la façon que le cerveau humain se développe et dans la façon que l’Humanité a évolué: développement biologique d’abord, puis développement neurologique. Le cerveau humain embryonnaire est passé à travers deux étapes majeures de son développement. La première étape a été une explosion massive du nombre de ses cellules nerveuses. Débutant huit semaines après la conception, le nombre de neurones explose, augmentant de plusieurs millions à chaque heure. Après cinq semaines, cependant, ce processus ralentit, aussi rapidement qu’il a débuté. La première étape du développement du cerveau, la prolifération des cellules, est maintenant complétée. À cette étape, le foetus possède la plupart des cellules nerveuses qu’il aura pour le reste de sa vie.

Le cerveau humain passe ensuite à la seconde étape de son développement: ses milliards de cellules nerveuses commencent à se connecter les unes aux autres, développant parfois des fibres pour se connecter avec des cellules de l’autre côté du cerveau. Au moment de la naissance, une cellule nerveuse peut communiquer directement avec plusieurs milliers d’autres cellules. La croissance du cerveau après la naissance consiste cette fois en une prolifération de connections. Parvenu à l’âge adulte, un grand nombre de cellules nerveuses se connectent directement avec pas moins d’un quart de millions d’autres cellules nerveuses.

Sans même un clin d’oeil à la loi biogénétique fondamentale de Ernst Haeckel (1866), et à sa théorie de la récapitulation [8], Russell poursuit.

Le même phénomène, donc, peut être observé dans le développement de la société humaine. Au cours des derniers siècles, le nombre de “cellules” dans le cerveau mondial embryonnaire a proliféré. Mais aujourd’hui, alors que l’accroissement de la population diminue, au même moment nous nous dirigeons vers la seconde étape de notre développement: la mise en relation de milliards de cerveaux humains en un unique réseau mondial intégré. Plus nos capacités de télécommunications deviennent complexes, et plus la société humaine commence à ressembler à un système nerveux planétaire.

Aujourd’hui, l’espace entourant la planète fourmille de millions de signaux différents; certains sont diffusés à de grandes populations, d’autres servent aux communications personnelles, et d’autres encore permettent les échanges d’information entre ordinateurs distants.

Grâce à la connectivité quasi-instantanée qui relie l’Humanité à travers les technologies de communication, et à la dissémination rapide et à grande échelle de l’information, la vision de Marshall McLuhan de l’Humanité formant un village planétaire est sur le point de devenir une réalité. D’une demeure isolée de Lochaber dans une forêt canadienne, je peux composer un numéro à Naples en Italie, et il faudra le même temps à ma voix pour atteindre la ligne téléphonique à Lochaber qu’à mon cerveau pour toucher le compositeur. Du point de vue du temps nécessaire pour établir une communication, la Planète s’est rétrécie à un point tel où les autres cellules du cerveau mondial ne sont pas plus éloignées de nos cerveaux que le sont les extrémités de nos propres corps.

Il existerait donc un parallèle étroit entre l’évolution du cerveau mondial et l’évolution de nos fonctions mentales. Les premiers systèmes nerveux établissaient des connexions simples entre les différentes parties de l’organisme – entre les capteurs et les muscles, par exemple – qui permettaient des réactions instinctives spontanées. De la même façon, Internet à ses débuts permettait le transfert de données d’une machine à une autre, guère plus.

Dans des organismes plus complexes, des cellules nerveuses se regroupent en ganglions, qui à leur tour forment des cerveaux rudimentaires. L’intégration de cette voie sensitive conduit, entre autres choses, à l’émergence de la mémoire, qui pour autant qu’on le sache semble être distribuée à travers tout le cerveau. La mémoire tend à être associative: la vue d’un chien peut déclencher en moi le souvenir d’un autre chien, et le besoin d’appeler un vétérinaire, qui à son tour déclenche mes souvenirs d’un vétérinaire fictif dans une série télévisée, qui peut encore à son tour déclencher d’autres associations. La toile mondiale, le Web, qui est devenue le dépositaire de toutes les connaissances humaines, semble remplir des fonctions semblables au niveau global. Les données ne sont pas localisées en un lieu unique, mais sont distribuées parmi des dizaines de millions d’ordinateurs hôtes autour de la Planète. Un lien sur n’importe laquelle des centaines de milliards de pages sur la Toile peut faire appel à l’une ou plusieurs autres pages associées. Plus encore, tout comme un souvenir chez l’humain peut prendre la forme d’une pensée, une image, une sonorité, une odeur, ou toute autre modalité, un lien sur la toile peut être associé à un texte, des images, des sons, une vidéo, une réalité virtuelle, ou une quelconque combinaison de ces modalités.

Les propriétés mémorielles associatives de la Toile ont pu bénéficier de la mise au point de moteurs de recherche, qui indexent et rassemblent l’information à travers le réseau. Ces moteurs devenant de plus en plus sophistiqués, ils priorisent les liens en fonction du contenu, de la popularité, du profil de l’usager, et certains autres paramètres. D’autres outils, tels les agents logiciels qui interrogent la Toile sémantique, les systèmes experts d’aide au raisonnement, et d’autres technologies émergentes, nous conduisent vraisemblablement vers un réseau qui fait plus que seulement se souvenir. Il devient alors un système qui peut apprendre et penser par lui-même.

Les changements que cela apportera, conclut Russell, seront tellement grands que leur impact pourrait bien dépasser notre imagination. Plus jamais nous nous percevrons comme étant des individus isolés; nous nous reconnaîtrons comme faisant partie d’un réseau mondial en croissance rapide, les nouvelles cellules d’un réseau mondial en éveil.

Dans l’esprit de Russell, ce cerveau mondial offre aussi la promesse d’un niveau de conscience amélioré, c’est-à-dire supérieur, et un état de synergie profonde ou d’union qui englobe l’Humanité toute entière, une super-conscience collective. Dans cette optique, l’utopie de Russell se situe dans la suite du concept de noösphere développé par Teilhard de Chardin[9].

Du point de vue de l’évolution probable de la communication humaine, cette métaphore du cerveau mondial, et de ce qui pourrait en résulter, est fort intéressante. S’il arrivait à terme que cette prédiction se réalise, il serait fort aisé d’imaginer que notre vision de la communication intrapersonnelle développée en début de cette section puisse se concevoir comme ayant migré en quelque sorte du cerveau individuel au cerveau collectif. Nos réflexions et nos pensées individuelles deviennent instantanément perceptibles au niveau collectif; les souvenirs intériorisés dans notre mémoire deviennent les souvenirs de la mémoire collective, et ainsi de suite. Qu’avons-nous besoin dans une telle perpective d’un outil de communication primitif tel le langage humain articulé dans ses modalités que nous connaissons depuis des millénaires? La fin des articulateurs vocaux, ou toute autre forme de communication signée?

Ils sont nombreux les visionnaires, chercheurs, intellectuels, physiciens, philosophes, biologistes, cybernéticiens, futuristes, de tout acabit, à essayer d’envisager l’évolution du cerveau humain. La plupart, cependant, ont beaucoup de mal à se projeter au-delà de ce que leur offre l’ère dite Âge ou Société de l’information. Témoins cette armée de chercheurs associés du Global Brain Institute[10], réunis sous la direction de Francis Heylighen, de la Vrije Universiteit de Bruxelles en Belgique. Témoins également le grand nombre de publications et d’ouvrages au cours de la dernière décennie ayant traité de près ou de loin cette question. Une recherche rapide sur le site Amazon, avec les mots-clés future (of the) mind, en fournira des dizaines. La même recherche sur Goggle donnera plusieurs millions de résultats, en une fraction de secondes. Rien de particulièrement notable, cependant, sur l’évolution de la communication humaine. Cela frappe. Le cerveau humain, et le réseau Internet ne sont-ils pas à la base des systèmes de communication? Envisager l’Homme de demain sans tenir compte de cet aspect me semble passer à côté d’un élément fondamental.

L’idée sous-jacente générale de tous ces travaux et très nombreuses publications hétéroclites est le concept d’un systéme cogntif au niveau planétaire, fondement d’une conscience collective super-humaine, appuyée sur une intelligence développée grâce aux technologies de l’information et des communications et à Internet. À défaut de ne pouvoir scruter les aspects neurologiques et cognitifs de ce cerveau mondial anticipé, cette piste ne mène nulle part.

Il ne fait pas de doute que l’explosion toujours grandissante de l’interconnectivité entre les réseaux d’ordinateurs, y compris à venir quantiques, et les humains, aura un impact considérable, difficile à imaginer, non seulement sur l’interconnectivité entre les humains mais sur le futur de l’Humanité. Rien cependant à ce moment-ci ne nous permet d’entrevoir par ces moyens un bond significatif dans l’évolution de la communication humaine.

Le paléopsychologue Howard Bloom (2000)[11] a bien montré que le cerveau mondial n’a pas attendu l’apparition des technologies de l’information et des communications et d’Internet pour se développer. Le cerveau global a une impulsion et une puissance supérieure à ses êtres constitutifs. Nous sommes les modules d’un esprit planétaire, une intelligence multiprocesseur qui fusionne toutes les formes de type vivant. Le cerveau mondial est à l’oeuvre depuis déjà plusieurs millénaires, dans toutes les zones de notre planète, tant au niveau micro- que macroscopique[12]. Il est le résultat de l’interaction des intelligences de milliards de cellules vivantes depuis 2,5 millions d’années. Les TIC et Internet ne seraient ainsi qu’un élément de l’évolution du cerveau mondial déjà bien en place depuis fort longtemps, une machine collective pensante.

L’illusion de l’utopique ne dépasse pas le réel.

Humans have dreamed of flying since at least the days when the myth of Daedalus was told 3,000 years ago in ancient Greece. But it would take the workings of a global brain 150 generations to turn this fantasy to actuality. (Bloom 2000:221)

We are parts of something 3.5 billion years old, but pubertal in cosmic time. We are neurons of this planet’s interspecies mind. (Id.: 224)

 

 

Le message sans le médium

C’est au canadien Marshall McLuhan[13] que nous devons cette phrase devenue célèbre The medium is the message, couramment traduite en français par Le médium, c’est le message. McLuhan était fasciné par les nouveaux médias[14] apparus grâce à la technologique électrique: télégraphe, télétype, radio, télévision. L’âge électronique a créé un milieu totalement nouveau, avance-t-il. Le «contenu» de ce milieu nouveau, c’est l’ancien milieu machiniste de l’âge industriel. Le nouveau milieu refaçonne l’ancien aussi radicalement que la télévision refaçonne le cinéma (p. 13)[15] Un des aspects fondamentaux de l’âge de l’électricité, c’est qu’il instaure un réseau global qui possède plusieurs des caractéristiques de notre système nerveux central (393). Pour ce sociologue, la notion de médium est très large: langage, argent, imprimé, mode, transport, télévision, téléphone, cybernétique, etc.

Après trois mille ans d’une explosion produite par les technologies mécaniques et fragmentaires, le monde occidental «implose», poursuit-il. Pendant l’âge mécanique, nous avons prolongé nos corps dans l’espace. Aujourd’hui, après plus d’un siècle de technologie de l’électricité, c’est notre système nerveux central lui-même que nous avons jeté comme un filet sur l’ensemble du globe, abolissant ainsi l’espace et le temps, du moins en ce qui concerne notre planète. Nous approchons rapidement de la phase finale des prolongements de l’homme: la simulation technologique de la conscience. Dans cette phase, le processus créateur de la connaissance s’étendra collectivement à l’ensemble de la société humaine, tout comme nous avons déjà, par le truchement des divers média [sic], prolongé nos sens et notre système nerveux (21-22). Contracté par l’électricité, notre globe n’est plus qu’un village (23).

Ces propos de ce théoricien de la communication s’inscrivent parfaitement dans le documentaire d’idées que nous avons explorées jusqu’ici dans cet ouvrage sur l’évolution probable de la communication humaine. Mais il dira plus: “Et si l’on demande: «Quel est le contenu de la parole?», il faut répondre: «C’est un processus «actuel» de pensée, en lui-même non verbal” (26). La parole a été la première technologie qui a permis à l’homme de lâcher son milieu pour le saisir d’une autre façon. […]. En cet âge de l’électricité, nous nous voyons nous-mêmes traduits de plus en plus en information, à la veille de prolonger technologiquement la conscience. Voilà ce que nous voulons dire quand nous disons que nous en savons chaque jour davantage à propos de l’homme. Nous voulons dire que nous pouvons traduire une plus grande part de nous-mêmes en d’autres formes d’expression qui nous dépassent (80).

Qu’écrirait McLuhan aujourd’hui, face à l’univers actuel des nouveaux médias technologiques de l’information et des communications numériques? Comment verrait-il ces prolongements de nous-mêmes qu’offrent ces nouveaux médias? Peut-être en soupçonnait-il déjà l’issue quand il écrivait en conclusion à son chapitre sixième Les média sont des traducteurs,

“Nous avons déjà traduit ou prolongé notre système nerveux central dans la technologie électromagnétique: nous n’aurions qu’un pas de plus à faire pour transférer aussi notre conscience au monde des ordinateurs. […] la traduction actuelle de toute notre vie en cette forme spirituelle qu’est l’information pourrait faire du globe tout entier et de la famille humaine une conscience unique” (84).

McLuhan, visionnaire non dénué de spiritualité à la manière de son contemporain Pierre Teilhard de Chardin, avait sans doute “vu” plus loin, voire même envisagé l’ère cérébrale, comme suite probable à l’ère numérique actuelle:

“La technologie électrique nouvelle qui étend sur toute la surface du globe un filet de prolongements de nos sens et de nos nerfs aura une portée immense sur l’avenir du langage. La technologique électrique n’a pas besoin de mots, pas plus que l’ordinateur numérique n’a besoin de nombres. L’électricité ouvre la voie à une extension du processus même de la conscience, à une échelle mondiale, et sans verbalisation aucune[16]. Il n’est pas impossible que cet état de conscience collective ait été celui où se trouvaient les hommes avant l’apparition de la parole. Il se peut que le langage, cette technologie du prolongement humain, dont nous connaissons si bien la capacité de diviser et de séparer, ait été la «tour de Babel» par laquelle les hommes ont cherché à escalader les cieux. Aujourd’hui, l’ordinateur s’annonce comme un outil de traduction instantanée, dans tous les sens, de tous les codes et de toutes les langues. L’ordinateur, en somme, nous promet une Pentecôte technologique, un état de compréhension et d’unité universelles. Logiquement, l’étape suivante consisterait, semble-t-il, à préférer aux langues, au lieu de les traduire, une sorte de conscience cosmique universelle assez semblable à l’inconscient collectif dont rêvait Bergson. L’effet d’«apesanteur», où les biologistes discernent la promesse de l’immortalité physique, aura peut-être son parallèle dans un mutisme[17] qui assurerait une paix et une harmonie collective perpétuelles. (102-103)

Envisager l’avenir sans verbalisation aucune et souhaiter un mutisme langagier équivaut à prédire un avenir sans articulateurs verbaux, à toutes fins pratiques, l’obsolescence de tout médium utile à la transmission du message.

De cerveau à cerveau

Elles sont nombreuses et répétitives les manchettes sur les sites pseudo-scientifiques d’Internet à rapporter les expériences de communication de cerveau à cerveau, ayant recours à Internet, justement.

Le jeune milliardaire Mark Zuckerberg lui-même, président fondateur de Facebook, rêve qu’un jour prochain, dans quelques décennies croit-il, il sera possible à quiconque de transmettre ses pensées d’un cerveau à un autre. Il suffira de penser à quelque chose et nos amis en seront immédiatment informés si on le souhaite. La télépathie sera le point culminant des technologies de communication de demain[18]. Or, tout à fait, cela n’est pas pour demain, mais en attendant, beaucoup rêvent à la télépathie à la “sauce technologique” à la mode en ce moment, y compris de très sérieuses équipes de recherche, qui publient les résultats de leurs expériences dans des revues scientifiques, elles aussi très sérieuses (voir, par exemple Grau & al. 2014)[19].

Aussi longtemps qu’on s’acharnera à vouloir communiquer de cerveau à cerveau au moyen d’interfaces technologiques, on restera campés dans le domaine des technologies de l’information et des communications. Dépasser cette étape, c’est certes faire à nouveau appel à une utopie, mais une utopie qui pourrait bien devenir réelle, si l’on a la patience d’attendre que nos facultés neurologiques se développent encore un peu. Il ne faudrait pas trop s’empresser de jeter nos téléphones cellulaires à la poubelle.

Internet abonde de sites qui voudraient nous apprendre à exercer la conscience de notre cerveau, comment lire dans le cerveau d’autrui, ou plus généralement comment communiquer de cerveau à cerveau.

“Tous les médias de communication sont un sous-produit de notre lamentable inhabilité à communiquer directement de cerveau à cerveau”, propose une bande dessinée d’Austin Kleon[20]. Je ne peux qu’être entièrement d’accord avec l’humoriste, quoi que, dans la perspective historique et documentaire de cet ouvrage, je préfère dire que, faute de mieux, par manque d’un organe spécifique à la parole, l’Humain a jusqu’ici eu recours à des moyens bien peu sophistiqués et rudimentaires pour communiquer avec les autres humains. Par peu sophistiqués, je ne veux pas dire non complexes, puisque mettre à profit et en combinaison toutes sortes de mécanismes (organes phonatoires, mains, expressions faciales, etc.) n’a pas été chose simple, mais il faut bien admettre que tous ces moyens sont plutôt rudimentaires.

Communiquer sans médium signifierait, pour reprendre l’exemple de l’arbre au début de ce chapitre, que ni l’instructeur ni les étudiants n’auraient eu à communiquer au moyen du langage articulé.

L’une des utopies très attrayante qui circule dans le cercle des penseurs depuis l’avènement des premiers ordinateurs personnels dans les années 1970, puis des premiers portables dans les années 1980, est l’idée que, l’Humanité étant de plus en plus interconnectée, grâce à Internet, et ses multiples sous-réseaux (facebook, etc.), nous en serions arrivés à l’aube de l’apparition d’un cerveau mondial, point de jonction et d’union de toutes les intelligences pensantes de la Planète, la totalité des individus y formant une seule unité. Après avoir connu son évolution biologique, l’Humanité est à présent témoin de son évolution mentale. À terme: un seul cerveau, “global”, mondial. J’ai déjà évoqué, en passant, cette utopie dans les pages précédentes. L’Homme du futur est là présent parmi nous, équipé de fabuleuses nouvelles capacités mentales dont l’ont doté les formidables avancées des technologiques numériques de communication de masse interpersonnelle du dernier demi-siècle. C’est ainsi, peut-on prédire, que la densité gigantesque des communications interpersonnelles engendrerait à terme, grâce aux mises en réseau, une mutation vers un mode de communication intrapersonnel.

Et selon les visionnaires de cette nouvelle forme d’intelligence et de cerveau planétaire, ce ne serait que le début. On nous prédit qu’une transformation humaine radicale a commencé, réunissant les milliards de cerveaux de l’Humanité en une seule unité. Nous nous trouverons réunis, prédisent les techno-prophètes, dans un réseau post-WWW qui apprendra nos façons de pensée, et qui anticipera nos besoins avant même que nous les connaissions, un réseau qui transformera la nature humaine en un super-être spirituel, une conscience collective de masse.

Imaginons un peu ce qui suit.

Dans notre monde actuel, technologique, dans la mesure où nous sommes équipés d’un bon ordinateur, d’un laptop, ou mieux d’un téléphone cellulaire, d’une connexion internet à haut débit, dune application courrielle quelconque tels Mail, ou Whatsapp Messenger, il suffit de connaître l’adresse électronique du récepteur avec qui on veut communiquer, pour qu’en quelques millièmes de secondes, ce qui est encore relativement lent, celui-ci reçoive notre message, qu’il soit écrit, sonore ou visuel.

Dans notre monde en devenir, post-technologique, disons noösphérique, dans la mesure où notre cerveau est fonctionnel, et notre conscience en éveil, il suffirait de connaître l’adresse mentale du récepteur avec qui on veut communiquer, pour qu’instanténament, c’est-à-dire à une vitesse de près de 300 000 kms/sec., soit la vitesse de la lumière, par l’effet de l’intrication quantique, celui-ci reçoive le signifié et le référent associé de notre message, sans support écrit, sonore ou visuel, directement dans son cerveau.

[1] J’emprunte le titre de cette section à Teilhard de Chardin (1959, op. cit.) L’avenir de l’homme. Paris: Seuil.

[2] Salman Rushdie. 2016. Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, p. 70. Actes Sud.

[3] de Saussure, F. 1916. Cours de linguistique générale. Réédition 1979, Paris: Payot.

[4] J’utilise ici, comme il est d’usage en linguistique, l’alphabet phonétique international (API), qui place les symboles sonores entre crochets ( […] ).

[5] Salman Rushdie Op. cit., p. 71.

[6] Je choisis “cerveau mondial” pour traduire le concept “global brain”, courant chez les anglo-saxons, de la même façon qu’on traduit correctement le terme anglais “globalisation” par “mondialisation”, même si l’emprunt à l’anglais globalisation est de plus en plus courant en français.

[7] Russell, P. 1982. The Global Brain. The Awakening Earth in a New Century. London:Routledge & Kegan Paul.

[8] Haeckel, H.   1866. Generelle Morphologie der Organismen : Allgemeine Grundzüge der organischen Formen-Wissenschaft, mechanisch begründet durch die von Charles Darwin reformirte Descendenz-Theorie. Berlin: Verlag.

[9] Voir plus haut dans cet ouvrage, au chapitre trois.

[10] https://sites.google.com/site/gbialternative1/home

[11] Bloom, H. 2000. Global Brain: The Evolution of Mass Mind from the Big Bang to the 21st Century. New York: J. Wiley & Sons Inc.

[12] Voir à ce sujet également l’excellent ouvrage récent de Bockaert, J. 2017. La communication du vivant. De la bactérie à Internet. Paris: Odile Jacob.

[13] McLuhan, M.   1964. Understanding Media: The Extensions of Man. New York: McGraw-Hill.

[14] Ce mot, emprunté à l’anglais américain mass media, est maintenant complètement intégré en français, selon l’Office québécois de la langue française, d’où l’accent aigu sur le e et le s du pluriel.

[15] Les extraits que je présenterai dans cette section sont tirés de la traduction française de Jean Paré, parue en 1968 aux Éditions HMH, Ltée, Mame / Seuil, collection Points, intitulée Pour comprendre les médias. Les prolongements technologiques de l’homme.

[16] C’est moi qui souligne.

[17] C’est moi qui souligne.

[18]https://www.theguardian.com/technology/2016/jun/14/zuckerberg-telepathy-facebook-live-video-seinfeld

[19] Grau C, Ginhoux R, Riera A, Nguyen TL, Chauvat H, & al. 2014. Conscious Brain-to-Brain Communication in Humans Using Non-Invasive Technologies. PLoS ONE 9(8): e105225. doi:10.1371/journal.pone.0105225

[20] http://austinkleon.com/2007/01/29/our-sad-inability-to-communicate-mind-to-mind/