Robert Fournier: Une évolution probable de la communication humaine. Un documentaire. ©2017

Chapitre trois

Raison scientifique et mysticisme

La noösphère[1]

Il existe passablement de confusion dans les écrits académiques et scientifiques, et davantage dans les ressources d’Internet, sur l’identité de celui qui serait à l’origine du concept de noösphère. C’est peut-être le philosophe et mathématicien français Édouard (Louis Emmanuel Julien) Le Roy, à qui on devrait la première utilisation du terme, au moment où il était auditeur, avec son ami Teilhard de Chardin, des conférences de Vladimir Vernadsky à la Sorbonne[2]. Quoi qu’il en soit, et comme on le verra, on s’accorde généralement à attribuer aux trois noms précités la paternalité et le développement intellectuel du concept. J’essaierai au passage de tirer au clair cette confusion.

Considéré comme le “père de la science” soviétique[3], Vernadsky est cet éminent savant russe qui définit en 1926, dans une optique bio-géologique et écologique, la notion de biosphère[4], posant comme hypothèse que la vie est une force géologique qui transforme la Terre[5]. Sa conceptualisation de la biosphère et les réflexions qu’il sera amené à en faire le conduiront assez logiquement au concept de noösphère. Dans un article publié en 1945 dans la revue American Scientist[6], où il présente ce concept[7] en seconde partie de son texte, il promet[8] de le développer de façon plus détaillée dans un livre en préparation, mais qui ne paraîtra que 20 ans après sa mort[9], en 1965. Ce livre, écrit entre 1940-45, traite de problèmes de la structure de la planète Terre, de son interaction avec le Cosmos proche et distant, de sa composition et sa structure chimique, de l’évolution de la biosphère, et de sa transition vers la noösphère[10]. Dans son article de 1945, il attribue l’introduction du concept de noösphère au philosophe et mathématicien français Édouard Le Roy, dans ses conférences au Collège de France[11]. Le Roy, qui serait arrivé à un tel concept en collaboration avec son ami Teilhard de Chardin, le définit, rapporte-t-il, “as the stage through which the biosphere is now passing geologically”[12]. Il est totalement exagéré, comme le suggèrent Samson & Pitt (1999:52)[13], d’écrire que Le Roy a consacré deux livres à ce sujet, [«pour le délaisser et se consacrer ensuite à ses travaux sur la religion»]. En fait, Le Roy y consacre quelques pages de son chapitre trois (37-57) intitulé La noösphère et l’hominisation, dans son livre de 1928. Ailleurs dans le texte, et dans son ouvrage de 1927, il n’y fait que vaguement et brièvement allusion. Le Roy a choisi de laisser à son ami Pierre Teilhard de Chardin le soin de développer ce concept d’un point de vue métaphysique et spirituel, comme on le verra plus bas.

Il n’est pas étonnant de constater dans la littérature académique que l’appartenance intellectuelle des idées de Le Roy et de Teilhard de Chardin soit si souvent confondue, quand Le Roy lui-même (1927:82) confie dans une note: « J’ai si longuement et à tant de reprises discuté de vive voix les vues exposées ci-dessous avec le P. Teilhard que nous-mêmes ne saurions plus à présent y démêler nos parts respectives…»

Voici comment Le Roy (1928:45-46) présente le concept de noösphère:

« Par son importance, ai-je dit, l’apparition de l’Homme n’est comparable qu’à celle de la Vie. Voici le moment de préciser cette vue.

Elle correspond à un ensemble de faits parfaitement positifs. Interrogeons en effet l’histoire des formes vivantes. À de certaines époques [sic], nous voyons se dégager, l’un à l’intérieur de l’autre, en ordre de particularité croissante, les types d’organisation animale, vertébrée, mammifère, primate. Il s’agit, chaque fois, d’un groupe d’habitudes contractées définitivement par la Vie et qui constituent autant de paliers dans une ascension progressive. Tous préparent de loin ou de près une libération de la conscience immanente à l’effort vital. Mais, avec la puissance de pensée réfléchie qui se conquiert et se dégage en l’Homme, un pas décisif est accompli. Désormais, semble-t-il, ce n’est plus l’organisme corporel qui s’élabore ou se perfectionne: il est achevé peut-être et, en tout cas, l’évolution accède à l’emploi de moyens nouveaux, ceux de l’ordre proprement psychique. Un tel fait représente, en vérité, quelque chose d’aussi considérable que la première insertion de la vie dans la matière. Voilà l’essentielle donnée du problème. […].

Comment se présente en effet le problème? Si nous voulons parvenir à insérer l’Homme dans une histoire universelle de la Vie, […] ce qu’il faut nécessairement, c’est le placer au-dessus de la nature inférieure, dans une situation où il la domine, mais qui néanmoins ne l’en déracine pas; et cela revient, d’une façon ou de l’autre, à imaginer, plus haut que la biosphère animale et lui faisant suite, une sphère humaine, la sphère de la réflexion, de l’invention consciente et libre, de la pensée proprement dite: bref, la sphère de l’esprit ou Noösphère. Après quoi, il faut concevoir, à l’origine de cette grande unité nouvelle, un phénomène sui generis de transformation vitale, affectant tout l’ensemble biosphérique: l’Hominisation. »

Le phénomène de l’hominisation est précisément ce passage de la biosphère à la noösphère.

Pour Le Roy, noösphère et biosphère sont deux ensembles d’égale ampleur:

« Nappe finalement superposée à la couche primitive et traversée comme elle de multiples courants: c’est la Noösphère, jaillie, émanée de la Biosphère, et qui finit par acquérir la même ampleur, la même importance que sa génératrice. » (48-49)

Concernant sa place dans la structure du monde terrestre, Le Roy écrira:

« il n’y a pas seulement des classes, des embranchements, des règnes, mais [qu’] on doit aussi reconnaître des sphères, dont la noösphère est la plus récente et dont les mutuels rapports offrent l’aspect décrit ci-dessus.»[14] (54)

En résumé, Le Roy définit la noösphère comme une sphère humaine au-dessus de la biosphère animale; la sphère de la réflexion, de l’invention libre et consciente; la sphère de la pensée elle-même, la sphère de l’esprit. L’émergence de la noösphère s’est produite simultanément avec l’émergence de l’humanité, de la raison et de la pensée humaine. L’évolution subséquente de l’humanité a entraîné une transition vers une ère où la pensée et l’esprit acquièrent une importance décisive.

Mais revenons à Vernadsky. Ce scientifique, inventeur de la géochimie, de la biogéochimie et de la radiogénéalogie, était déjà dans la soixantaine quand il a commencé à élaborer son concept de noösphere[15]. En substance, les vues anthropocosmiques de Vernadsky s’expriment dans sa compréhension de l’Homme en tant que force planétaire, géocosmique, et dans sa compréhension de l’évolution de la société, dans ses fondations naturelles, comme un processus évolutif historique global régulier; un processus dans lequel l’individu, en marge des groupes de populations, joue un rôle important et prend une part de plus en plus active. Les idées bio- et anthropocosmiques de Vernadsky constituent un système philosophique et scientifique intégré. Au coeur de ce système réside l’idée d’une transition d’ordre qualitatif de la biosphère en une noösphère.

Les conditions nécessaires à cette transition, selon Vernadsky, sont les suivantes: l’exclusion finale et complète des guerres dans nos sociétés; la colonisation humaine sur toute la surface terrestre; le développement et l’amélioration de nos moyens de communication et d’échange; le développement d’une coopération économique, politique, culturelle entre les peuples; la découverte de nouvelles sources d’énergie; la disparition de l’oppression raciale; l’élimination de toute hostilité sur une base ethnique et religieuse; l’élimination de la faim, de la famine, de la pauvreté, des maladies graves, des épidémies; la conservation de la nature; le renouvellement rationnel et le développement de la biosphère. Dans la transition de la biosphère à la noösphère, Vernadsky attache une signification très particulière à l’éradication des petites et grandes guerres, les crimes de masses organisés, comme il les appellent. Cette éradication serait, selon lui, la première manifestation réelle de la noösphère.

Parmi les facteurs moteurs qui vont permettre cette transition de la biosphère à la noösphère, Vernadsky note: la raison scientifique, les activités de personnalités éminentes; la créativité des groupes de populations; le développement sous toutes ces formes de la culture matérielle et spirituelle, aussi bien que l’éducation nationale, sur une base humaniste. Vernadsky croit fermement que l’humanité pourra résoudre les difficiles problèmes qui se trouvent devant elle dans sa marche vers la noösphere.

Vernadsky fait preuve de ce grand optimisme, qui étonne encore aujourd’hui, au moment où sa pensée scientifique et philosophique atteind son apogée, en plein coeur du conflit de la Seconde Guerre mondiale.

Concrètement,

« la noösphère est le nouveau phénomène géologique sur notre planète. Pour la première fois, l’humanité représente une force géologique à grande échelle. L’Homme peut et doit rebâtir son milieu de vie par son travail et sa pensée, le transformant de plus en plus par rapport au passé. Des possibilités créatrices s’ouvrent de plus en plus largement devant nous. Il se pourrait que la génération de nos petits-enfants s’approchera de ce fleurissement. […]. La noösphère est la dernière étape de l’évolution de la biosphère dans l’histoire géologique. […]. Nous vivons maintenant dans la période d’un nouveau changement géologique évolutif dans la biosphère. Nous entrons dans la noösphère. Ce nouveau processus géologique élémentaire est en train de se mettre en place à un moment de tempête, à l’époque d’une guerre destructive. Mais ce qui est important, c’est que nos idéaux démocratiques soient en harmonie avec les processus géologiques élémentaires, avec les lois de la nature, et avec la noösphère. Par conséquent, nous pouvons envisager le futur avec confiance. Il est entre nos mains »[16].

Une utopie, la pensée de Vernadsky? C’est à la science qu’il attribue un rôle spécial dans la transition vers la noösphère. Vernadsky considère la science comme étant le lien le plus fort au plan universel, et le seul domaine où l’humanité a la possibilité de progresser de manière continue. Il voit pour le cours du 20e siècle une explosion sans précédent de la pensée scientifique, un “changement radical de la vision mondiale par les humains”, et “la reconnaissance de la noösphère comme but ultime à atteindre”. Sous l’aspect socio-psychologique, la transition vers la noösphère présuppose, selon les vues de Vernadsky, «l’humanité comme une seule communauté, et tous les humains réunis en fraternité»[17], une sorte de sobornost[18], (Cоборность “Communauté spirituelle de personnes vivant ensemble”). Beaucoup de critiques attribuent à Vernadsky une pensée utopique; ce n’est pas ce que croit Heylighen (2002)[19], qui y voit au contraire les prémisses de l’idée d’un cerveau global, planétaire. Je reviendrai plus loin sur ce dernier aspect.

En somme, Vernadsky voit deux sens à ce terme. Le premier est le sens géologique dont on a parlé plus haut: la noösphère est l’état actuel de la biosphère dans lequel l’homme est devenu un facteur géologique. Le second est un âge de raison vers lequel il faut tendre et qu’il faut construire. Dans cet âge de raison, l’humanité sera « consciente de son unité biologique et de l’égalité de tous les hommes »[20].

Les concepts de noösphère de Vernadsky[21] et de Pierre Teilhard de Chardin, si on en croit les nombreux chroniqueurs et comparatistes[22], présentent beaucoup de similarités[23]. Et même s’il est vrai qu’ils ont été développés par les deux scientifiques au cours de leurs échanges à Paris, au moment où Teilhard de Chardin et son ami Eugène Le Roy suivaient les mêmes séminaires de Vernadsky à la Sorbonne de 1920 à 1924, ils sont considérés par d’autres comme fondamentalement différents (Levit 2000[24], 2001[25]). En se fondant sur une comparaison méthodique de leurs théories et de leurs méthodologies scientifiques respectives, Levit (2000:168), par exemple, conclut que la conception de noösphère de Teilhard de Chardin et celle de Vernadsky n’ont rien en commun, mis à part le terme ‘noösphère’ utilisé par les deux théoriciens[26].

Dans La place de l’homme dans la nature. Le groupe zoologique humain (1949:36)[27], Teilhard de Chardin fait une mis en garde, peut-être à l’intention de Le Roy et de Vernadsky, qu’il ne cite pas, sur sa vision de la biosphère:

« Par Biosphère il faut entendre ici, non pas, comme le font à tort quelques-uns, la zone périphérique du globe où se trouve confinée la Vie, mais bien la pellicule même de substance organique dont nous apparaît aujourd’hui enveloppée la Terre : couche vraiment structurelle de la planète, malgré sa minceur ! Film sensible de l’astre qui nous porte, – et dispositif admirablement ajusté où transparaît, si nous savons voir, la liaison ([…]) qui rattache entre elles, au sein d’un même dynamisme cosmique, Biologie, Physique et Astronomie. »

Concernant précisément la noösphère, qui nous intéresse plus essentiellement ici, Vernadsky et Teilhard de Chardin soutiennent tous les deux que l’évolution est un processus orienté, et leurs schémas évolutifs correspondent approximativement jusqu’à l’apparition de la vie intelligente. À partir de ce point, leurs visions respectives de l’évolution divergent parce qu’elles impliquent des buts entièrement différents. Vernadsky et Teilhard de Chardin esquissent deux portraits absolument différents de la noösphère, même si l’un et l’autre soutiennent être stictement phénoménologiques, et fonder leur propre théorie sur des généralisations empiriques.

Vernadsky voit la noösphère comme une étape légitime dans l’évolution de la biosphère. La caractéristique déterminante de cette dernière étape de l’évolution biosphérique est la domination de la raison scientifique. La science influence, accélère, transforme et prend sous son contrôle les processus naturels biosphériques. En même temps, la science est aussi un phénomène planétaire naturel. Du point de vue de Vernadsky, la noösphère n’est pas une nouvelle sphère sur la surface de la Terre, parce que tous les événements noosphériques prennent place dans le cadre du stratum géologique biosphérique. Il n’y a aucun mysticisme dans cette vision, et Vernadsky ne discute jamais les limites temporelles ou la fin possible de la noösphère.

Selon Levit (2000:167)[28], Teilhard de Chardin dépeint une évolution imaginaire de la noösphère. Le côté intérieur, psychique, de la matière, l'”énergie radiale”, oriente la matière vers des niveaux plus haut d’organisation qui culminent dans la fin du processus évolutif. Cette fin est externe à l’évolution elle-même. La noösphère terrestre sera remplacée par un super-cerveau et ira s’unir dans le soit-disant point Omega. Teilhard de Chardin voyait la noösphère comme une étape transitoire de l’évolution de la biosphère vers le point Omega. Il décrit la noösphère comme une pellicule au-dessus la biosphère, qui marque le début du processus de séparation. L’énergie radiale entre dans une étape de domination visible et de séparation partielle sur sa route vers son indépendance totale.

Dans le monde théorique de Vernadsky, pour clore cette brève comparaison, l’idée d’Omega est impensable, puisqu’elle est incompatible avec les concepts fondamentaux biogéo-chimiques.

Cet “Omega”, terme et moteur de la montée de l’esprit, est l’accomplissement de l’esprit dans une super-personne, douée d’un pouvoir d’hyper-réflexion et d’une capacité d’amour telle qu’elle puisse aimer tous les hommes. Notons que cette extrapolation se situe au terme d’une démarche rationnelle et qu’elle se présente comme une hypothèse, celle d’un esprit épris d’absolu. Dans ses derniers ouvrages, Teilhard de Chardin fera le lien entre cette vision cosmique de l’avenir et l’attente du retour du Christ. Il y aura pour lui convergence du “christique” et du “cosmique”. Le Point Oméga verra dans l’amour, la conjonction Christ/Humanité.

Teilhard de Chardin explore l’idée de la noösphère dans la plupart de ses oeuvres, mais c’est dans Le phénomène humain (1955)[29], et L’avenir de l’homme (1959)[30], où l’on en trouve sa conception la plus achevée. Véritable «maître à penser scientifique et spirituel», il nous a légué une vision unique de l’Univers et son évolution.

L’Univers, selon Teilhard de Chardin, se conçoit comme une succession continue de fils évolutifs entremêlés, incorporant les plantes, les animaux, la planète, le cosmos, et ce qui lui est particulier, non seulement l’évolution physique et mentale de l’humanité, mais aussi son ascension spirituelle. Dans son estimation, l’humanité est le couronnement de l’achèvement de l’Univers, parce que c’est en nous, et, pour autant que nous le sachions, seulement en nous que la Création est devenue consciente d’elle-même. L’ascension évolutive des êtres humains se présente, selon la théorie de Teilhard de Chardin, en deux phases d’un processus qu’il appelle la “planétisation”. La première est la phase “Allez et multipliez-vous”, au cours de laquelle l’Humanité prend son expansion, autant en quantité (par le nombre de ses individus comme tel) qu’en qualité (par son développement psychologique et spirituel). Durant cette longue période d’expansion, des différences physiques et culturelles ont isolé les peuples de la Terre les uns des autres, au fur et à mesure qu’ils se sont répandus pour remplir tous les recoins de la planète. Au début du 20e siècle, la plupart des régions habitables étant occupées, les races ont commencé à converger. Grâce à la technologie, une énergie tangentielle tend à se manifester en réponse à tous les habitants de la Terre cherchant à se joindre les uns aux autres. Les peuples partagent leurs guerres, leurs couronnements, leurs préoccupations. Ainsi se développe la loi de la complexité-conscience[31]. Nous avons atteint la fin de l’expansion, l’étape de “diversité”, et nous entrons maintenant dans la contraction, l’étape unifiante. À ce point, la théorie de Teilhard de Chardin va totalement à l’encontre de celle de Darwin, quand il pose que le succès de l’humanité dans la seconde étape ne sera pas déterminée par la “loi du plus fort”, mais par notre capacité à converger et à nous unifier (Mabry, 2004)[32]. Le bond le plus important de l’étape de convergence est la formation de la noösphère. Sa formation commence par un réseau mondial de commerce, de communications, d’accumulation et d’échange de connaissances, de recherche coopérative, le tout tissé sur un support matériel permettant la convergence vers une sphère de pensée collective. D’aucuns ont vu dans ces derniers éléments l’anticipation de l’avènement d’Internet et de la société d’information tels que nous avons commencé à les connaître cinquante ans plus tard.

Dans le domaine de la science seulement, aucun individu ne connaît plus qu’une infime fraction de la somme totale de la connaissance scientifique, et chaque scientifique est dépendant, non seulement pour son apprentissage mais pour tous ses travaux subséquents, des traditions et des ressources qui sont la possession collective de toute une société composée des êtres vivants et des morts. Tout comme la Terre est couverte depuis longtemps d’un film d’organismes vivants interdépendants que nous appelons la biosphère, ainsi les accomplissements combinés de l’humanité forment un réseau planétaire de pensée collective. « Malgré ses liaisons organiques, dont l’existence nous est apparue partout, écrit Teilhard de Chardin (1955:171-72)[33], la Biosphère ne formait encore qu’un assemblage de lignes divergentes, libres aux extrémités. Sous l’effet de la Réflexion, et des reploiements que celle-ci entraîne, les chaînes se ferment ; et la Noösphère tend à se constituer en un seul système clos, — où chaque élément pour soi voit, sent, désire, souffre les mêmes choses que tous les autres à la fois. Une collectivité harmonisée des consciences, équivalente à une sorte de super-conscience. La Terre non seulement se couvrant de grains de pensée par myriades, mais s’enveloppant d’une seule enveloppe pensante, jusqu’à ne plus former fonctionnellement qu’un seul vaste Grain de Pensée, à l’échelle sidérale. La pluralité des réflexions individuelles se groupant et se renforçant dans l’acte d’une seule Réflexion unanime ». On note ici en germes cette idée d’une pensée planétairecerveau global ou cerveau planétaire, qui sera abondamment reprise dans le dernier quart du 20e siècle par des philosophes, sociologues et penseurs tels que Joël de Rosnay, Pierre Lévy, et Francis Heylighen, pour ne citer que ceux-ci. J’y reviendrai au chapitre quatre.

Internet et Noösphère

Teilhard de Chardin était à la fois un scientifique, géologue et paléontologue de formation, et un jésuite considéré comme un « maître spirituel » du 20e siècle. Cette double “qualité”, dirais-je, le plaçait dans une position d’observateur averti où il pouvait avec assurance et conviction traiter à la fois de l’origine et de l’évolution de l’humanité, mais aussi ultimement envisager son avenir. En un certain sens, cela faisait de lui un grand visionnaire.

Dans cet avenir, Teilhard de Chardin y voyait la rencontre et la fusion avec l’Être suprême, le point Omega. Ce dernier aspect, sa vision et ultime quête mystiques, est en général négligé par la plupart de ceux qui voient dans Internet le déploiement de la noösphère tel que l’envisageait Teilhard de Chardin.

Il est proprement réducteur, comme plusieurs le suggèrent, de ramener la vision de noösphère de Teilhard de Chardin à l’avènement d’Internet; pour ce penseur le but ultime étant mystique, l’atteinte du point Omega, je l’ai déjà dit, Internet ne saurait être rien de plus qu’une «Machine», «libératrice» et «constructive» certes, mais bien en deçà de ses perspectives. Pour être juste avec ceux-ci, il est vrai que Teilhard de Chardin a anticipé la création de réseaux de communication, et également d’autres développements technologiques importants, mais dont la finalité dans sa noogénèse est de relier les individus, leurs pensées, leurs cerveaux dans une forme bien supérieure à ce simple instrument technologique de communication et d’échange d’information, que nous connaissons aujourd’hui. Remis en contexte, voici comment, comparant l’appareil cérébral humain et l’appareil pensant social, Teilhard de Chardin (1959:189-191), anticipe la mise en place d’un réseau de communication mondial, mais aussi l’évolution de nouvelles technologies, pour nous conduire plus loin pas à pas à sa vision d’une Humanité cérébrale pensante interreliée:

« Entre l’ancéphale humain, avec ses billions de cellules nerveuses enchevêtrées, et l’appareil pensant social, avec ses millions d’individus réfléchissant solidairement, une certaine parenté est évidente […]. Ici un cerveau élémentaire, formé de noyaux nerveux; là un Cerveau de cerveaux. Entre les deux complexes organiques, bien sûr, une différence capitale intervient. Tandis que, dans le cerveau individuel, la pensée émerge de fibres nerveuses non pensantes, – dans le cas du cerveau collectif, au contraire, chaque élément est lui-même un foyer autonome de réflexion. Sur chaque point de similitude la comparaison, pour être juste, doit évidemment tenir compte de ce changement d’ordre. Mais, cette réserve faite, il reste que les analogies, d’un système à l’autre, sont tellement nombreuses, tellement urgentes, que l’esprit se refuse à ne voir dans ce parallélisme qu’une simple convergence extérieure ou un simple accident. – Examinons donc rapidement ici ce qu’on pourrait appeler l’organe «cérébroïde» de la Noösphère[34], aussi bien dans sa structure que dans son fonctionnement.

Dans sa structure d’abord. […] Grâce à la Machine, l’Homme est parvenu à éviter, sur le double plan individuel et collectif, que fût absorbé le meilleur de lui-même ([…]) dans le physiologique et le fonctionnel. Mais en plus et à côté de ce rôle préservateur, comment ne pas voir le rôle constructeur joué par elle dans l’éclosion d’une conscience vraiment collective? La Machine libératrice, sans doute délestant la pensée, tant individuelle que sociale, de tout ce qui alourdirait son ascension. Mais la Machine constructive, aussi, aidant à se nouer sur soi, à se concentrer sous forme d’un organisme toujours plus pénétrant les éléments réfléchis de la Terre.

Et ici, naturellement, je songe en premier à l’extraordinaire réseau de communications radiophoniques et télévisuelles qui, anticipant peut-être une syntonisation directe des cerveaux au moyen des forces encore mystérieuses de la télépathie, nous reliant déjà tous, actuellement, dans une sorte de conscience «éthérée».

Mais je songe aussi à la montée insidieuse de ces étonnantes machines à calcul qui, grâce à des signaux combinés à raison de plusieurs centaines de mille par seconde, non seulement viennent soulager notre cerveau d’un travail fastidieux et épuisant, mais encore, parce qu’elles augmentent en nous le facteur essentiel (et trop peu observé) de la «vitesse de pensée», sont en train de préparer une révolution dans le domaine de la Recherche.

Et je songe enfin à d’autres appareils, tels que le microscope électronique, […].

Tous ces progrès, et combien d’autres, une certaine philosophie en sourit avec dédain. «Machines commerciales, entend-on répéter, machines de gens pressés, pour gagner du temps et de l’argent.» Ô aveugles, a-t-on envie de dire, comment n’apercevez-vous pas que ces instruments matériels, inéluctablement reliés les uns aux autres dans leur apparition et leur développement, ne sont finalement pas autre chose que les linéaments d’une sorte particulière de super-cerveau, capable de s’élever à la maîtrise de quelque super-domaine dans l’Univers et dans la Pensée! «Tout est pour l’individu», n’a pas craint de réaffirmer récemment, mon génial ami Gaylord Simpson[35]. «Entendons-nous bien ici. Scientifiquement parlant, sans doute, aucun foyer distinct de conscience super-humaine ne se précise encore sur Terre […] dont on ne puisse affirmer ou prédire qu’il doive un jour, vis-à-vis des pensées humaines associées, jouer le rôle centralisateur tenu par notre «moi» individuel vis-à-vis des cellules composant notre cerveau. Mais ceci ne veut pas dire, bien au contraire, que, sous l’influence des liaisons qui les rassemblent, nos intelligences groupées ne se montrent pas capables d’obtenir, travaillant toutes ensemble, certains effets que chacune serait incapable de réaliser isolément, et dont chacune, au sein de l’opération collective, bénéficie «intégralement», encore que «non totalement».

Le phénomène de la recherche, jugé universel et caractéristique des temps modernes, est central pour Teilhard de Chardin, dans sa vision d’une conscientisation collective et l’avènement de la noösphère. Voici comment il en perçoit l’évolution (194-195):

«Dès le premier éveil de sa conscience réfléchie, l’Homme, bien sûr, s’est trouvé possédé par le démon de la Recherhe. Mais, jusqu’à une époque toute récente, ce besoin profond restait, dans la masse humaine, latent, diffus, inorganisé. À chaque génération, dans le passé, les vrais chercheurs, les chercheurs de vocation et de profession, se reconnaissaient; mais ils ne représentent guère plus d’une poignée d’individus, généralement isolés, de type plutôt anormal, – le groupe des «curieux». Or aujourd’hui, sans que nous y ayons pris garde, la situation se trouve complètement changée. C’est par centaines de mille, en ce moment, que les hommes, dans toutes les directions de la Matière, de la Vie et de la Pensée, sont en train de chercher, non plus seuls, mais par équipes organisées, douées d’une force de pénétration que rien ne semble pouvoir arrêter. Et ici encore le mouvement se généralise, il s’accélère, au point qu’il faudrait être aveugle pour n’y pas voir une dérive essentielle des choses. Manifestement, la Recherche, hier encore une occupation de luxe, est en passe de devenir fonction primaire, et même principale, de l’Humanité. – Que veut dire ce grand événement? Je n’y vois pour ma part qu’une explication. C’est que l’énorme excès d’énergie libre dégagé par le reploiement de la Noösphère est naturellement, évolutivement, destiné à passer dans la construction et le fonctionnement de ce que j’ai appelé son «cerveau». Semblable en cela, bien qu’à une échelle immense, à tous les organismes qui l’ont précédée, l’Humanité, progressivement, se «céphalise». Pour occuper ce qu’on appelle nos loisirs, pas d’autre moyen biologique, donc, que de les consacrer à un nouveau travail, de nature supérieure: à savoir un effort général et collectif de vision. La Noösphère, – une immense machine à penser

Qui saurait dire où nous mènera demain la trajectoire de la noösphère? À cette question, Teilhard de Chardin posera ceci (196-198):

Une fois établi que la formation d’un organisme collectif humain, d’une Noösphère, obéit à la loi générale de récurrence qui fait, dans l’Univers, monter la conscience en fonction de la complexité, vers quelles régions, à travers quelles phases, sommes-nous conduits à imaginer que monte et nous entraîne la courbe prolongée de l’hominisation?

Tout près de nous (et, en fait, déjà amorcée) se dessine en premier lieu ce qu’on pourrait appeler une «phase de planétisation». […]

En se planétisant l’Humanité acquiert de nouveaux pouvoirs psychiques lui permettant de super-organiser la Matière. Mais, effet plus important encore, ne devient-elle pas susceptible, par rapprochemenet direct de ses membres, de dégager (comme par résonnance) certains pouvoirs psychiques jusqu’ici insoupçonnés? J’ai mentionné plus haut l’émergence récente, dans notre esprit, de certaines facultés nouvelles: sens de la durée génétique, sens du collectif. Inévitablement, par conséquence naturelle, cet éveil aboutit à renforcer en nous, de toutes parts, un sens général de l’organisation à la faveur duquel le réseau entier des relations inter-humaines et inter-cosmiques se charge d’une urgence, d’une intimité, d’un réalisme, depuis longtemps rêvés ou pressentis par certaines âmes particulièrement douées du «sens de l’Universel», mais point encore collectivement expérimentés[36]. Et bien, c’est au sein et à la faveur de ce milieu interne nouveau, propre à la Vie planétisée, qu’apparaît possible un événement demeuré jusqu’alors irréalisable: je veux dire l’envahissement de la masse humaine par des forces de sympathie. Sympathie passive, peut-être – un certain accord des âmes généralisant et normalisant les phénomènes encore sporadiques et incohérents de télépathie. Sympathie active, surtout, chaque élément humain brisant, sous l’effet des hautes tensions noosphèriques, l’isolant qui l’enserre, pour tomber dans le champ, théoriquement conjecturable, de prodigieuses affinités. Car si telle est la puissance des liens rapprochant de simples atomes, à quoi ne pas nous attendre, si ces liens arrivaient à se «contracter» entre molécules humaines? Sous nos yeux, disais-je, l’Humanité tisse son cerveau

Ces longs extraits[37], qu’on me pardonnera, ont l’avantage de poser de façon non interprétatives les propositions de Teilhard de Chardin, et de montrer clairement que c’est bien l’aspect psychique qu’il entrevoit dans sa conception de la noösphère, et non seulement l’aspect purement technologique d’Internet, comme le suggèrent à tort de nombreux cyberphilosophes et cyberanthropologues[38] du Net. Il ne serait tout de même pas inapproprié, et ce ne serait pas trahir la pensée de Teilhard de Chardin, que de prétendre qu’Internet comme outil ou comme «machine» ne représente qu’une étape, technosphérique, dans l’attente de l’accession de l’union psychique anticipée dans sa vision de la noösphère. C’est la lecture correcte qu’en fait Hagerty (2000)[39], qui essaie d’expliquer les changements que traverse l’humanité, en s’appuyant sur la théorie de Teilhard de Chardin selon qui la densité d’information sous-jacente à une masse de complexité est ce qui crée la conscience de soi. Poursuivant cette thèse, Hagerty postule que la densité de plus en plus forte d’information et son accessibilité de plus en plus large devrait conduire à une nouvelle expansion subséquente de la conscience humaine. Dans ce processus, l’auteur discute de la théorie du chaos, les implications de la puissance toujours grandissante des ordinateurs, l’évolution consciente, l’importance de la liberté de pensée, et le pouvoir et la responsabilité de chaque individu. Ultimement, il suggère qu’Internet ne peut être qu’une étape vers un plus haut niveau de conscience pour toute l’humanité. Cela est également la position que je maintiendrai ici. À cette étape, pourquoi ne pas donner simplement le nom detechnosphère?

 

Teilhard de Chardin voyait trois phases majeures dans le processus d’évolution. La première phase significative a débuté quand la vie est née du développement de la biosphère. La seconde a commencé à la fin de l’ère tertiaire, quand les humains ont émergé avec une pensée réfléchie. Une fois que les humains réfléchissant ont commencé à communiquer entre eux et progressivement autour du monde, est apparue la troisième phase. C’était le début de la “nappe pensante” de la biosphère, que Teilhard de Chardin appelle la noösphère. Quoi que petite et éparse au début, la noösphère a continué de grossir avec le temps, et davantage au cours de l’âge de l’électronique, que Teilhard de Chardin associait avec l’extraordinaire réseau de communications radiophoniques et télévisuelles et la montée insidieuse de ces étonnantes machines à calcul, qui permettent d’accélérer notre «vitesse de pensée» (voir citations plus haut).

Pour Teilhard de Chardin, l’émergence de la noösphère sur Terre se laisse décrire comme une sorte de cristallisation:

«Autour de l’étincelle des premières consciences réfléchies, les progrès d’un cercle de feu. Le point d’ignition s’est élargi. Le feu gagne de proche en proche. Finalement l’incandescence couvre la planète entière. Une seule interprétation, un seul nom, sont à la mesure de ce grand phénomène. Juste aussi extensive, mais bien plus cohérente encore, nous le verrons, que toutes les nappes précédentes, c’est vraiment une nappe nouvelle, la « nappe pensante », qui, après avoir germé au Tertiaire finissant, s’étale depuis lors par-dessus le monde des Plantes et des Animaux : hors et au-dessus de la Biosphère, une Noösphère.»[40]

Son portrait de la noösphère comme une «nappe pensante» couvrant la planète est davantage qu’une métaphore biologique, quand il fait maintes fois allusion à «un globe se recouvrant d’un cerveau». Plus explicitement ici encore:

«Pour exprimer, dans sa vérité, l’Histoire Naturelle du monde, il faudrait donc pouvoir la suivre par le dedans : non plus comme une succession liée de types structurels qui se remplacent ; mais comme une ascension de sève intérieure s’épanouissant en une forêt d’instincts consolidés. Tout au fond de lui-même, le monde vivant est constitué par de la conscience revêtue de chair et d’os[41]. De la Biosphère à l’Espèce, tout n’est donc qu’une immense ramification de psychisme se cherchant à travers des formes.»[42]

Teilhard de Chardin écrit que la noösphère résulte de «l’effet combiné de deux courbures : la sphéricité de la Terre et la convergence cosmique de l’Esprit, — conformément à la loi de Complexité et Conscience»[43].

Ce qu’ont manqué de relever, à mon avis, les cyberphilosophes et cyberanthropologues du Net, et les nombreux chroniqueurs mystiques et théologiques, y compris les apôtres de l’hypothèse de Gaïa, les premiers comme les seconds étant trop avides de trouver dans ses oeuvres confirmation de leurs propres thèses sur l’évolution de l’Homme d’aujourd’hui, c’est précisément tout d’abord cet aspect biologique de la thèse de Teilhard de Chardin, la noösphère étant pour lui un prolongement de l’évolution de la biosphère, sous la forme d’une nouvelle nappe venant la couvrir. Certes, le visionnaire était enthousiasmé par l’évolution technologique qui marquait son époque, mais de là à lui faire dire qu’il avait anticipé la révolution de l’information que nous fait vivre Internet et ses avatars aujourd’hui, ce serait à mon avis ne pas l’avoir bien lu et compris.

Pour faire suite à la remarque précédente, ce qui a également échappé aux pré-cités chroniqueurs qui se réclament de Teilhard de Chardin, c’est qu’à plusieurs reprises dans ses oeuvres, et à deux occasions précises dans L’Avenir de l’homme, l’auteur fait allusion à un phénomène encore plus puissant qui va bien au-delà de la révolution technologique de l’information certes observée et anticipée, mais cette fois d’ordre biologique et cérébral, mais aussi métaphysique et spirituel[44]. Relisons en particulier attentivement le passage suivant:

Et ici, naturellement, je songe en premier à l’extraordinaire réseau de communications radiophoniques et télévisuelles qui, anticipant peut-être une syntonisation directe des cerveaux au moyen des forces encore mystérieuses de la télépathie, nous reliant déjà tous, actuellement, dans une sorte de conscience «éthérée».

On le voit clairement, l’accent dans cet extrait, abondamment cité à répétition, porte sur la télépathie comme étant l’agent allant permettre une syntonisation directe des cerveaux.

Bien entendu, à son époque, un réseau de communication passif avait commencé à nous relier, mais là n’était pas le point important pour Teilhard de Chardin, et d’aucune façon la technologie d’alors ne laissait entrevoir l’avènement d’un réseau mondial de communication actif comme Internet. De nos jours, avec les développements des télécommunications modernes et de la cybertechnologie, il est maintenant possible d’interagir et de communiquer avec quiconque instantanément; la distance entre les individus se reserre constamment. Mon proche voisin YvonO, ici à Gatineau-Hull, n’est pas plus éloigné que mon amie MadlyL à Petit-Bourg en Guadeloupe, ou ma fille AlexBF à Victoria, en Colombie-Britannique. De vastes toiles de connaissances se tissent par le partage collaboratif d’idées. Les nombreux noeuds et interconnexions de ce réseau mondial augmentent rapidement et prolifèrent dans tous les domaines de la société. Nous sommes nombreux à spéculer que ce super-réseau est le système nerveux central d’un cerveau mondial bourgeonnant. D’après les futuristes, cette gaine de technologie couvrant la planète, cette technosphère, est la base matérielle de la noösphère en éveil, cette enveloppe mentale de la Terre. Cette dernière vision des choses est encore une fois une interprétation abusive de la pensée de Teilhard de Chardin, pour qui la noösphère est née le jour où l’humain a pris conscience la première fois qu’il pensait. Cela s’est passé il y a fort longtemps, comme je l’évoquais au chapitre premier. La première percée majeure dans l’interconnexion s’est produite avec l’avènement du langage. Ceci représente une étape majeure pour la biosphère, puisqu’à partir de ce moment nous ne connaissions pas seulement les pensées de notre propre cerveau mais aussi à travers la communication les pensées logées dans les cerveaux des autres individus. Les bases de connaissances tribales se sont formées et se sont accrues. De vastes domaines de connaissances sont devenus accessibles par la plupart des membres de la Tribu. Le second développement majeur est survenu avec l’apparition de l’écriture, et sa capacité trans-temporelle à transmettre la connaissance. Le langage, autant oral qu’écrit, nous a donné la capacité de franchir la sélection génétique du passé, pour nous consacrer aux phénomènes épigénétiques de la création artistique, de la philosophie, des sciences, et de tout ce qu’englobe la culture. Le langage nous a permis de passer de l’évolution biologique à l’évolution mentale. Des systèmes complexes de pensée ont commencé à se former et à se répandre à travers le Monde. La croissance toujours grandissante des connaissances a pu bénéficier d’avancées technologiques, telles que l’invention de l’imprimerie et de l’ordinateur. Petit à petit, mais de façon toujours de plus en plus accélérée, un nouvel individu apparaît dans l’arbre de l’évolution, suite à l’homme d’aujourd’hui, l’homo sapiens cyberneticus, bien de chair et d’os; je ne pense pas ici au cybionte de Joël de Rosnay[45], qui, dans ca conception métaphorisée d’un écosphère, entrevoit que «la conscience collective émerge de la communication simultanée des cerveaux des hommes …». Je pense à un être humain pensant bien réel sur le point de communiquer directement de cerveau à cerveau. Voilà ma prédiction. Et selon ma lecture de Teilhard de Chardin, c’était également la sienne: nous voguons vers un point de totale super-conscience télépathique mondiale.

[1] Ce terme se rencontre sous deux formes orthographiques autant en français qu’en anglais, avec ou sans tréma sur le second “o”; j’ai choisi pour ma part la première solution.

[2] http://fr.wikipedia.org/wiki/Noösphère

[3] Il est également considéré comme le père de l’écologie globale, cf. Grinevald, J.  1968.  The biosphere by Vladimir I. Vernadsky. Environmental Conservation 13,3:285-286.

[4] Ce terme a été forgé par le géologue autrichien Eduard Suess, dans son livre Die Entstehung der Alpen, Wien: Braumüller, 1875. Le mot apparaît la première fois dans une publication en russe de V. I. Vernadsky (1926) Biosfera, Leningrad, Nauchno-techn. Izd. Une première édition en français de cet ouvrage paraît en 1929 sous le titre La biosphère, Paris: Librairie Félix Alcan; une autre en 1997 chez Diderot, et enfin une dernière en 2002, sous le même titre, Paris: Seuil.

[5] http://fr.wikipedia.org/wiki/Vladimir_Vernadsky

[6] Vernadsky, W. I.  1945.  The biosphere and the noösphere. American Scientist 33,1:1-12. L’éditeur note que Vernadsky meurt au moment où le numéro est mis sous presse, le 6 janvier 1945.

[7] Défini à la note 7 (p. 11) comme ceci: « The word “noösphere” is composed from the Greek terms noos, mind, and sphere, the last used in the sense of an enveloppe of the Earth. »

[8] Op. cit., note 7, page 11.

[9] Vernadsky V. I.  1965.  Khimicheskoie stroenie biosfery Zemli i ee okruzheniia. [Structure chimique de la biosphère terrestre et son environnement]. Moscow: Nauka Publ.

[10] Cf. Mochalov, I. I.  Earth System: History and natural variability, vol. IV: Vladimir Vernadsky : Cosmos, Earth, Life, Man, Reason – From Biosphere to Noösphère. Encyclopedia of Life Support Systems. http://www.eolss.net/.

[11] Les conférences de Le Roy ont été publiées une première fois dans la Revue des Cours et Conférences du Collège de France en 1926-27. Elles seront rééditées telles quelles en 1927 sous le titre L’exigence idéaliste et le fait de l’évolution, et en 1928 sous le titre Les Origines humaines et l’évolution de l’intelligence, tous deux chez Boivin & Cie, à Paris.

[12] Vernadsky, 1945, op. cit., page 9.

[13] Samson, P. R. & D. Pitt (eds.).  1999.  The Biosphere and Noösphère Reader. Global Environment, Society and Change. London & New York: Routledge.

[14] À quoi il ajoutera dans une note: « Ai-je besoin de dire qu’en dépit des mots inévitables, ce n’est pas spatialement que se distinguent Biosphère et Noösphère? À bien des égards, elles se compénètrent; mais la seconde est une transformation de la première. »

[15] Ses travaux les plus importants (“Nauchnaia mysl’ kak planetnoe iavlenie” [Scientific thought as the planetary phenomenon] (secs. 11, 26, 51, 97); “Khimicheskoie stroenie biosfery Zemli i ee okruzheniia” [The chemical structure of the earth’s biosphere and its surroundings] (secs. 113, 145); “Neskol’ko slov o noosfere” [A few words concerning the noösphère]) sont réunis dans une publication posthume Filosofskie mysli naturalista [Philosophical thoughts of a naturalist] (Moscow, 1988). Cf. Borisov, V. M., F. F. Perchenok & A. B. Roginsky.  1993.  Community as the Source of Vernadsky’s Concept of Noösphère. Configurations 1,3:415-438.

[16] Extraits tirés de Vernadsky, 1945, op. cit. pages 9-10 (ma traduction).

[17] Borisov, V. M., F. F. Perchenok & A. B. Roginsky.  1993.  Op. cit., 416-417.

[18] Bischof, M.  2007.  Vernadsky’s Noösphère and slavonic Sobornost’. In: Beloussov, L. V., V. L. Voeikov & V. S. Martynyuk (eds.), Biophotonics and Coherent Systems in Biology, 279-297. New York: Springer.

[19] Heylighen, F.  2002.  The Global Brain as a New Utopia. In Maresch, R. & F. Rötzer (eds.), Zukunftsfiguren, 1-11. Frankfurt: Suhrkamp.

[20] Grenier, E.  2000.  Vladimir Vernadsky. De la biosphère à la noösphère. Fusions 83 (nov.-déc.):10.

[21] Pour le lecteur qui ne serait pas convaincu que les idées développées par Vernadsky n’ont pas perdu leur intérêt, je signale un documentaire télévisuel intitulé A Vernadskian Law of Evolution, mis en ligne le 11 octobre 2011, sur le site de Larouche|Pac ( http://larouchepac.com/vernadsky-evolution ); également, deux de ses textes traduits en anglais (The transition from the Biosphere to the NoösphereThe Evolution of Species and Living Matter), parus dans l’édition Spring-Summer 2012 de la revue 21th Century Science & Technology (https://www.21stcenturysciencetech.com/), ayant pour thématique Scientific Thought as a Planetary Phenomenon.

[22] Parmi d’autres: Serafin, R. 1987. Vernadsky’s Biosphere, Teilhard’s Noösphère, and Lovelock’s Gaia: Perspectives of Human Intervention on Global Biogeochemical Cycles. Laxenburd: International Institute for Applied Systems Analysis; Grinevald, J. 1996. Sketch for a History of the Idea of the Biosphere, in Bunyard, P. (ed.), Gaia in Action, 34-53. Edinburg: Floris; Fuchs-Kittowski, K. & P. Krüger. 1997. The Noösphère Vision of Pierre Teilhard de Chardin and Vladimir I. Vernadsky in the Perspective of Information and of World-Wide Communication. World Futures 50,1-4:757-784; Löther, R. 1998. Evolution der Biosphäre und Ethik, in Engels, E.-V., T. Junker & M. Weingarten (eds.), Ethik der Biowissenschaften: Gesschichte und Theorie, 61-68. Berlin: VWB.

[23] J’aimerais signaler ici au passage qu’ayant travaillé la première partie de sa vie sous le régime tsariste, et la dernière partie sous le régime soviétique, dans les deux cas, Vernadsky était considéré comme une sorte de “dissident”, ce qui explique que plusieurs de ces travaux d’avant-garde n’ont été publiés qu’après sa mort. De la même façon, mais cette fois pour des questions de censure religieuse, les travaux fondamentaux de Teilhard de Chardin ont également été diffusés après sa mort.

[24] Levit, G. S.  2000.  The biosphere and the noösphère theories of V. I. Vernadsky and P. Teilhard de Chardin: A methodological essay. Archives internationales d’Histoire des Sciences 50,144:160-176.

[25] Levit, G. S.  2001.  Biogeochemistry – Biosphere – Noösphère. The Growth of the Theoretical System of Vladimir Ivanovich Vernadsky. (Studien zur Theorie des Biologie, vol. 4), Berlin: VWB.

[26] Tout comme pour Vernadsky, je ne suis pas en mesure d’évaluer la validité des fondements scientifiques à la base du concept de noösphère chez Teilhard de Chardin, que j’accepte sans discussion.

[27] Teilhard de Chardin, P.  1949.  La place de l’homme dans la nature. Le groupe zoologique humain. Paris: Union générale d’Éditions, 1965, 188 pp. Collection : Le monde en 10-18. Albin Michel: 1956. Cité d’après l’édition électronique réalisée par Gemma Paquet, Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi, http://classiques.uqac.ca//.

[28] Op. cit.

[29] Teilhard de Chardin, P.  1955.  Le phénomène humain. Paris: Seuil. Chapitre 3.1C, Le Pas terrestre: La Noösphère, 177-180; 3.2. Le déploiement de la Noösphère, 189-211. (Cet ouvrage a été écrit entre 1938-40, alors que l’auteur se trouvait en mission scientifique à Pékin).

[30] Teilhard de Chardin, P.  1959.  L’avenir de l’homme. Paris: Seuil. Section 7: Un grand événement qui se dessine: la planétisation de l’homme, 143-158; Section 10: Une interprétation plausible de l’histoire humaine: la formation de la « Noösphère », 177-204. (Le premier texte date de 1945; il a été publié une première fois dans les Cahiers du Monde nouveau, 1946. Le second texte date de 1947, et est paru dans la Revue des Questions scientifiques (Louvain), 1947, 7-35.)

[31] Une augmentation de la conscience s’accompagne d’une augmentation dans la complexité générale de l’organisme; c’est ce que Teilhard de Chardin appelle la “loi de complexité-conscience”, «loi impliquant elle-même une structure, une courbure, psychiquement convergentes du Monde». [En italiques dans le texte], Le phénomène humain, Seuil, 30; & 208sq.

[32] Mabry, J. R.  2004.  Cyberspace and the dream of Teilhard de Chardin. Creation Spirituality Magazine, 10.2. (tiré de: http://www.watershedonline.ca )

[33] Le phénomène humain. Je cite à partir de la version numérisée de Pierre Palpant, Bibliothèque Paul-Émile Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi, http://classiques.uqac.ca//.

[34] Tous les éléments en italiques dans cet extrait, et dans ceux qui suivront, sont soulignés par moi.

[35] George Gaylord Simpson.  1941.  The role of individual in evolution Journal of the Washington Academy of Sciences, 31,1:1-40.

[36] En italiques dans le texte.

[37] Les précédents extraits renvoient tous à l’édition du Seuil (1959) de L’Avenir de l’homme.

[38] Parmi d’autres: Kreisberg, J. C.  1995.  A Globe, Clothing itself with a Brain. Wired 3.06/ June, http://www.wired.com/wired/archive/3.06/teilhard.html ; Mabry, J. R.  2004.  Cyberspace and the dream of Teilhard de Chardin. Creation Spirituality Magazine, 10.2.; Glycerio, M. L. & J. B. Paulsen.  2001.  La noogénèse progresse-t-elle? http://jacques.abbatucci.pagesperso-orange.fr/janicefrancais.htm; Heylighen, F.  2002.  The Global Brain as a New Utopia. In Maresch, R. & F. Rötzer (eds.), Zukunftsfiguren, 1-11. Frankfurt: Suhrkamp.

[39] Hagerty, L.  2000.  The spirit of the Internet. Speculations on the Evolution of Counsciousness. Matrix Masters Ed.

[40] Le phénomène humain, (cf. version numérisée de Pierre Palpant, Université du Québec à Chicoutimi, http://classiques.uqac.ca//), p. 121.

[41] Je souligne.

[42] Le phénomène humain, id., p. 98.

[43] Le phénomène humain, id., p. 198.

[44] Nous avons eu l’occasion de lire ces passages plus haut ici dans ce texte.

[45] de Rosnay, J.  1995. L’homme symbiotique. Paris: Seuil.