Robert Fournier: Une évolution probable de la communication humaine. Un documentaire. ©2017

Infatio[1]

Essayons d’envisager d’une manière très générale ce qui a été posé au cours des trois chapitres précédents; cela nous permettra de résumer l’évolution de la communication telle qu’on l’a connue jusqu’ici, et d’envisager son probable développement pour le futur.

La première grande révolution dans l’histoire de l’Humanité en ce qui a trait à la communication, vue sous l’angle de la transmission de l’information entre individus, a été l’apparition du langage articulé, langage d’abord proprement gestuel extériorisé à partir des mains, puis, tout en conservant son caractère fondamentalement gestuel (McNeil, 2012)[2], extériorisé à partir de l’appareil phonatoire. Cette première révolution, qui s’est produite il y a environ 100 000 ans, a permis l’émergence ultérieure d’une multitude de langues, dont on en conserve aujourd’hui quelques milliers.

Le premier pas technologique d’importance dans l’évolution de la communication, représenté par l’apparition des diverses formes d’écriture il y a environ 6000 ans, nous a donné la seconde révolution, une première « révolution technologique » dans le registre des arts du langage (Auroux 1994)[3]. L’invention de l’imprimé typographique beaucoup plus tard au cours du 15e siècle a par la suite largement contribué à la diffusion des textes et du savoir. À partir de la Renaissance, Il devenait progressivement impossible de s’opposer à la diffusion de connaissances nouvelles du fait de ce nouveau média (McLuhan 1962)[4]. C’est avec l’écrit, et davantage avec l’imprimé, que la communication acquèrait sa qualité de permanence et d’intemporalité.

La dernière révolution, technologique celle-là aussi, qui, grâce à l’évolution de l’informatique au cours de l’ère électronique du 20e siècle, nous a mené jusqu’à Internet, et qui continuera encore pour un bon moment à accompagner notre évolution, nous a donné accès à la quasi-totalité des connaissances humaines, et la capacité d’échanger de grandes quantités d’information à une vitesse toujours de plus en plus inouïe. Cette dernière révolution trouve sa source à partir des années 1830 où on a commencé à utiliser des moyens de télécommunications recourant à des techniques électriques (télégraphe), puis électromagnétiques (Hertz, Marconi, radiodiffusion, télédiffusion). Internet a engendré à son tour des réseaux de communications denses de plus en plus étendus et interreliés. Pour la première fois de son histoire, l’être humain bénéficait d’une communication alocalisée, c’est-à-dire disponible de n’importe quel endroit.

L’ère électronique, dont nous ne connaissons sans doute pas encore l’apogée, nous a doté d’un outil formidable, une «machine libératrice», qui nous a permis de rapprocher singulièrement nos idées et nos échanges. À quoi devons-nous nous attendre pour la prochaine révolution? Y en aura-t-il même une suivante? Et si oui, sera-t-elle technologique, comme les précédentes, depuis la première avec l’apparition du langage écrit? Quand on considère la quantité phénoménale toujours croissante d’informations écrites auxquelles Internet nous donne accès, force est d’admettre que le médium écrit n’est pas prêt de disparaître. Mais qu’en sera-t-il de la communication verbale dont nous linguistes défendons la primauté? Je ne crois pas qu’il faille attendre une prochaine révolution technologique qui viendra substituer à Internet un nouveau médium d’échange et de partage d’information, et remplacer les gigantesques ordinateurs et serveurs centraux actuels par de nouveaux outils de conservation de cette information. Sans doute des appareils, équipés de supports miniaturisés de capacité mémorielle encore plus poussée que ceux que nous connaissons actuellement, qui deviendront de plus en plus nombreux et puissants par leur capacité de traitement et de stockage de l’information, oui.

La prochaine grande révolution ne sera pas technologique, non, elle sera cérébrale, elle fera évoluer l’esprit humain. Quand on y regarde bien, la communication humaine non écrite n’a que peu évolué: elle est demeurée gestuelle, from hand to mouth, comme le souligne Corballis (2002) dans le titre de son livre[5]. Ma prédiction est que cette prochaine révolution affranchira le langage de son mode articulatoire millénaire.

Teilhard de Chardin croyait qu’à cause de la forme sphérique de la Planète, des idées finiraient par rencontrer d’autres idées, et que cette rencontre résulterait en une convergence culturelle mondiale de pensée. Ceci, pensait-il, conduirait éventuellement au développement d’une structure unique de pensée pure encerclant la Terre, une noösphère. Telle qu’il la percevait, la noösphère recouvre ce que nous appelons la biosphère, c’est-à-dire la sphère de la vie. Teilhard de Chardin voyait dans l’évolution continue de l’espèce humaine des changements qui allaient se manifester davantage dans l’esprit que dans le corps. En d’autres mots, l’évolution humaine prendrait place principalement dans la noösphère.

Comme l’écrit Sir Julian Huxley dans son introduction à la traduction anglaise de Le Phénomène humain:

[Chardin was] deeply concerned with establishing a global unification of human awareness as a necesssary prerequisite for any real future progress of mankind.

Huxley poursuit:

In Père Teilhard’s view, the increase of human numbers combined with the improvement of human communications has fused all the parts of the noosphere together … But when it is confined to spreading out over the surface of a sphere, idea will encounter idea, and the result will be an organized web of thought, a noectic system operating high tension, a piece of evolutionary machinery capable of generating high psychosocial energy[6]. [Emphasis added][7]

Ceci est une parfaite description de ce qui se produit maintenant sur la Toile mondiale (le World Wide Web), note Hagerty (2000:26-27), qui ajoute: tous ceux qui sont concernés par Internet et qui sont familiers avec Le Phénomène humain acceptent le fait qu’Internet et la noosphère sont reliés d’une façon ou d’une autre. Cependant, tout comme Hagerty, je défends qu’Internet n‘est pas la noösphère; une connexion à Internet n’est pas requise, puisque toute l’humanité fait déjà partie intégrante de la noösphère. Même si dans la pensée de plusieurs, Internet et la noösphère sont inséparables, ils ne sont pas la même chose. Tout au plus, Internet est un appareil mécanique, une «machine», faisant partie de la noösphère.

Il ne faut pas perdre de vue que les fondements de la pensée de Teilhard de Chardin portaient davantage sur l’éclosion d’une super-conscience universelle que sur les moyens mécaniques pour l’atteindre. Au moment où il écrivait sa théorie au cours de la première moitié du 20e siècle, l’infrastructure mécanique qu’il avait sous les yeux était constituée d’appareils électromagnétiques (radio, télévision naissante), et d’aucune façon il n’aurait pu envisager un objet tel Internet. C’est à travers ces appareils de son époque qu’il voyait l’annonce de la mise en place de communications inter-humaines dynamiques. Trop de gourous et de disciples d’Internet voient dans la noösphère de Teilhard de Chardin la prophétie de l’annonce de cette «machine libératrice», je l’ai souligné au chapitre précédent, mais très peu ont compris que la machine entrevue par le visionnaire était d’ordre cérébral, noétique. L’esprit humain va bientôt cesser de s’émerveiller par l’ère électronique qui a accouché d’Internet.

Comment se fera cette révolution noétique? Une évolution de la conscience mondiale, une mutation du cerveau humain, la constitution d’un cerveau planétaire organique …

Quelle conséquence cela aura-t-il sur l’évolution de la communication? C’est ce que je tenterai d’établir dans le chapite cinq. Mais accordons-nous d’abord quelques réflexions préliminaires sur les sujets suivants: la téléportation, les émotions, les sensations, la conscience, et le cerveau humain; sujets à prime abord épars, mais qui sont tous imbriqués dans un concept que j’appelerai simplement Enchevêtrement.

[1] Néologisme créé à partir du latin classique in- et fari «parler, dire», pour signifier «entre deux propos» sur le modèle de praefatio qui a donné préface, et plus tard postface, par substitution de post- à pré-.

[2] McNeil, D.  2012.  How Language began: Gesture and Speech in Human Evolution. Cambridge University Press.

[3] Auroux, S.  1994.  La révolution technologique de la grammatisation. Liège-Bruxelles: Pierre Mardaga Éditeur.

[4] McLuhan, M.  1962.  The Gutenberg Galaxy: The Making of Typographical Man. University of Toronto Press.

[5] Op. cit., voir chapitre un.

[6] Julian Huxley’s “Introduction” to Teilhard de Chardin’s The Phenomenon of Man, p. 17 (New York: Harper & Row, 1959).

[7] Citations extraites de Hagerty, L.  2000.  The Spirit of the Internet. Vol. I: Speculations on the Evolution of Global Consciousness, p. 26. Tampa: Matrix Masters, Inc.