Technologie, esprit humain et éthique du progrès : les organisations caritatives et l’IA
Un débat croissant sur l’IA dans le secteur
À mesure que les organismes de bienfaisance s’adaptent à un monde en rapide évolution, leur relation avec la technologie, en particulier l’IA, devient de plus en plus complexe. Au fil des réponses recueillies au cours de trois années d’enquête, nous avons constaté à la fois de l’enthousiasme et de l’inquiétude : de l’excitation suscitée par la rationalisation des opérations aux préoccupations sérieuses concernant la perte du contact humain, la violation des droits d’auteur et l’impact environnemental de l’IA (CICP 1.03.14 ; CICP 1.10.42 ; CICP 2.10.39 ; CICP 3.05.16).
Pour approfondir notre compréhension collective, tournons-nous vers l’une des plus grandes voix philosophiques du XXe siècle : Ernst Cassirer, dont l’essai Form and Technology (1930[2012]) explore ce qu’est la technologie et ce qu’elle signifie pour notre esprit, notre culture et notre humanité. Ses réflexions peuvent nous offrir un langage pour réfléchir plus clairement aux questions éthiques et culturelles que pose l’IA – non seulement si elle fonctionne, mais aussi si elle fonctionne pour nous.
La technologie en tant que « forme »
Avant de pouvoir évaluer la technologie, Cassirer soutient que nous devons comprendre son essence – sa forma formans, l’idée intrinsèque qui donne naissance à sa « forme » – plutôt que de nous contenter de réagir à ses résultats visibles (forma formata), ou à son « être ». Il met en garde contre la réduction de la technologie à son utilité et nous invite à la considérer plutôt comme une expression de la culture, de l’esprit et de la créativité, à l’instar de la conception platonicienne de la techne, guidée par des archétypes plutôt que par la simple imitation.
Cassirer ne considère pas la technologie comme un simple outil ou un ensemble d’inventions, mais comme une nouvelle façon de façonner le sens, une force culturelle capable de transformer notre relation à la nature, aux autres et à nous-mêmes. Il nous rappelle que même les technologies les plus puissantes restent des réalisations humaines. Elles reflètent nos espoirs, nos craintes et nos idéaux. Ainsi, l’IA n’est pas simplement un nouvel outil, c’est un nouveau chapitre dans l’histoire de la construction du sens par l’homme.
Les principaux conflits déclenchés par l’essor de la technologie
La lecture de Cassirer offre aujourd’hui une perspective intéressante pour réfléchir à l’IA. Il décrit trois conflits majeurs qui surgissent à mesure que la technologie occupe une place centrale dans la vie moderne, conflits qui peuvent nous aider à comprendre les préoccupations de nombreuses organisations caritatives face à la présence croissante de l’IA.
Le conflit entre le bonheur et la volonté technologique
Selon Cassirer, le premier conflit réside dans le fait que la technologie promet la maîtrise de la nature, mais impose également ses propres lois, sa logique axée sur l’efficacité et ses exigences utilitaires. En utilisant cette technologie, nous risquons de perdre « l’unité organique » de l’existence, c’est-à-dire le sentiment que la vie a un sens au-delà de la production.
Dans le contexte de l’IA, ce conflit se manifeste lorsque les organisations caritatives adoptent des outils qui permettent de gagner du temps ou de rationaliser les tâches, mais commencent à se demander si ces gains servent leur mission. L’utilisation de l’IA pour rédiger une demande de subvention libère-t-elle du temps pour les relations humaines ou nous en éloigne-t-elle ? L’automatisation des appels aux dons améliore-t-elle l’engagement ou le réduit-elle à une formule standardisée ?
Ces questions difficiles soulignent le fait que la technologie, comme le prévient Cassirer, peut redéfinir notre perception de ce qui est important.
Le conflit entre création technologique et création artistique
La deuxième idée de Cassirer établit une distinction entre le travail technologique, qui résout des problèmes grâce à une conception précise, et la création artistique, qui fusionne la forme et l’expression intérieure profonde. Ces deux types de travail exigent de la discipline et de l’imagination. Mais pour Cassirer, l’art s’adresse à l’âme et s’exprime à travers elle. Contrairement à la technologie, sa beauté est expressive, et pas seulement fonctionnelle.
Cette distinction prend tout son sens lorsque des organisations caritatives s’inquiètent de l’art ou de la musique générés par l’IA. Si l’IA générative peut composer des poèmes, concevoir des affiches ou simuler des voix, exprime-t-elle quelque chose de véritablement humain ? On pourrait dire que la création technologique construit, tandis que la création artistique révèle.
Pour les organisations axées sur une mission, en particulier celles qui travaillent dans les domaines des arts, de la culture ou de l’éducation, il ne s’agit pas seulement d’une question philosophique. Cela touche au cœur même de leur activité. Un chatbot peut-il enseigner l’empathie ? Une histoire générée par une machine peut-elle avoir la même signification pour des jeunes en situation de crise ? Il ne s’agit pas là d’arguments contre l’IA, mais de rappels de ce qui ne doit pas être perdu.
Liberté contre servitude : le paradoxe le plus profond de notre époque
Enfin, Cassirer nous invite à nous poser la question la plus sérieuse : non pas ce que la technologie peut faire, mais ce qu’elle devrait faire. Il met en garde contre le fait que lorsque la technologie se détache de toute finalité éthique, elle risque de servir la consommation au détriment de la conscience.
Ses propos font écho à certaines des préoccupations environnementales et sociales soulevées par les organisations caritatives dans notre enquête. Les systèmes d’IA, en particulier les grands modèles, ont une empreinte carbone importante et nécessitent des ressources considérables. Ces outils sont-ils développés et déployés de manière à servir l’intérêt général ? Leurs avantages sont-ils répartis équitablement ?
Cassirer est clair : la technologie doit s’inscrire dans un horizon moral plus large, guidé par des valeurs telles que la justice, la solidarité et la bienveillance. Et c’est précisément cette orientation éthique que les organisations caritatives apportent au débat.
Vers la « liberté par l’asservissement »
Cassirer qualifie l’idéal de la culture technologique de « liberté par l’asservissement ». Nous obéissons aux lois naturelles, tirons des enseignements des contraintes et, ce faisant, découvrons de nouvelles possibilités. Mais la liberté que nous acquérons n’est pas automatique. Elle doit être cultivée – par la réflexion, l’éthique et la volonté collective d’utiliser la technologie de manière responsable.
Les organisations caritatives ont un rôle unique à jouer dans l’examen minutieux de la technologie. Leur travail n’est pas motivé par le profit, mais par un objectif. Elles sont responsables non seulement envers les parties prenantes, mais aussi envers les communautés. Les décisions quotidiennes des organisations caritatives, qu’il s’agisse d’adopter l’IA ou de s’opposer à son utilisation dans certaines circonstances, constituent une sorte de baromètre moral pour notre ère numérique.
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